THEME N°-4
: Ouvrir à la prévention individuelle et collective
; restaurer le pouvoir d’agir
Florence Jégou, Gérard Lucas, Thérèse
Buret
L'amélioration
des conditions de travail est le premier élément
de préservation ou de construction de la santé
au travail. S’il est vrai que la transformation de ces
conditions de travail peut se dérouler avec des règles
objectives et des normes matérielles, elle se déroule
surtout grâce aux actions des salariés eux-mêmes
et à celles de leurs collectifs de travail, dans des
dynamiques individuelles et collectives. La clinique médicale
du travail se préoccupe d’explorer finement le
réel de l'activité grâce à ce que
chaque salarié parvient à dévoiler de son
travail et grâce à ce qu’il élabore
avec le médecin du travail sur son activité. Elle
est un outil de prévention en individuel avec l'appropriation
par le sujet d'un pouvoir d'agir lors du dialogue entre le médecin
et le salarié qui permet d’établir des liens
santé-travail. Collectivement, la clinique médicale
du travail permet également la prévention de différentes
façons. C’est ainsi un catalyseur efficient de
santé au travail. C'est ce que nous tentons de montrer
dans cet exposé, d’abord pour la prévention
individuelle et ensuite pour la prévention collective.
I. La prévention individuelle par la
clinique médicale du travail.
A. Les consultations
Au quotidien dans nos consultations, la description
du travail par le salarié dans les tâches les plus
anodines vise à permettre de décrypter ce qui
a fait difficulté dans l’activité de travail.
Les médecins du travail articulent d’une part l’identification
des risques, et d’autre part une pratique clinique qui
permet d’instruire comment la santé de ce salarié-là
avec son histoire professionnelle, à ce poste-là
dans cette entreprise là, peut être mise en jeu
ou au contraire dans quelle mesure ce travail lui permet de
construire sa santé. De son côté, le salarié
peut alors avoir accès à une compréhension
singulière de ce qu’il subit, et de ce qu’il
rencontre. Dans ce dialogue avec le médecin du travail,
il peut alors développer sa propre pensée sur
son travail. Cela peut alors lui permettre d’envisager
de nouvelles pistes pour préserver sa santé et
pour décider pour lui-même dans son parcours de
l’issue de ce qui lui arrive. Dans le cas où le
salarié présente une pathologie, la restauration
de son pouvoir d’agir passe par la mise en évidence
du lien éventuel de sa pathologie avec le travail. Cette
intercompréhension est bénéfique autant
pour l'approche cognitive du risque physique et du risque chimique
que pour le risque d’atteintes psychiques. Pour ces atteintes
psychiques, le dépassement du passage émotionnel
vécu par le salarié lors de l'élargissement
de sa compréhension permet une mise à distance
de la situation subie, un apaisement relatif de la souffrance
et un désir d'agir. L'intercompréhension des liens
santé travail est donc une condition d'une meilleure
appropriation du pouvoir d'agir des salariés.
B. Les écrits individuels
(1) Un document essentiel : le dossier médical
Nous le savons bien, le dossier médical
en santé au travail retrace les informations relatives
à la santé des travailleurs, aux expositions auxquelles
il a été soumis, ainsi que les avis et propositions
du médecin du travail. Dans le dossier médical,
la prise de notes est importante, elle est mémoire pour
le médecin et pour le salarié, à la fois
des faits importants de travail, et de celle des événements
de santé. Il faut prendre soin de noter les traces du
travail, même ténues d’atteintes ou de fragilisation
notamment de santé mentale et des liens avec les caractéristiques
du travail. Il s’agit de permettre au salarié de
laisser ces traces pour des interprétations ultérieures
de ce qu’il livre dans le cabinet médical. En effet,
il arrive qu’une consultation ne soit que le puzzle de
son histoire individuelle de travail, et de l’histoire
du collectif. Les notes dans les dossiers, s’inscrivent
dans l’outil clinique que nous utilisons pour notre compréhension
- actuelle ou ultérieure - de ce qui se joue dans le
travail à cet endroit-là. Le plus souvent cette
compréhension ne se joue pas seulement dans une seule
consultation mais bien dans un collectif de travailleurs et
dans l’histoire de chaque salarié.
(2) Les recommandations individuelles
La prévention individuelle se décline
aussi avec les recommandations individuelles que le médecin
du travail peut écrire pour aménager le poste
du salarié. Il fait ce travail de rédaction à
partir des éléments qu’il connaît
de la santé du salarié et de ce qu’il a
compris du poste du salarié, à la fois dans ses
consultations pour ce salarié mais également pour
l’ensemble de son collectif de travail, en tenant compte
de ce qu’il a pu voir dans l’entreprise. L’article
L4624-1 du code du travail permet ces recommandations individuelles,
elles peuvent donc être assez précises pour guider
l’aménagement du poste du salarié, notamment
sur quand ces recommandations portent sur l’organisation
concrète de travail.
3) Les certificats et les « attestations
»
Les certificats médicaux décrivent
l’état de santé du salarié au moment
où le médecin a vu le salarié et il peut
décrire les risques auxquels a été soumis
le salarié. Cela peut même considérer les
différents examens du dossier. Dans ce certificat, le
médecin atteste du lien entre une lésion (y compris
psychique) et un ou plusieurs faits survenant au travail ou
à son occasion. Ce travail de rédaction de certificat
trouve son origine dans le code de santé publique et
dans le code de la sécurité sociale (certificat
de maladies professionnelles des tableaux mais aussi hors tableaux).
Dans la rédaction d’une «
attestation » du lien entre l’altération
de la santé d’un salarié et les effets délétères
de son travail, le médecin du travail peut permettre
une formalisation de la compréhension avec un regard
de médecin, de ce qui lui est arrivé. S’appropriant
alors une interprétation de ce qu’il a vécu,
le salarié pourrait alors mieux recouvrer son «
pouvoir d’agir » : son travail a bien sa part dans
sa pathologie et il pourrait alors prendre des décisions
pour lui-même pour prendre soin de sa santé. C’est
ce que vise la rédaction d’attestations.
L' « attestation » qui prend parfois
le nom et la forme synthétique d'un certificat peut prendre
aussi la forme plus élaborée d'une « monographie
» qui peut être utile comme repère pour le
salarié. Ces monographies reprennent de manière
détaillée l’histoire du salarié dans
son entreprise, émaillée de ses atteintes à
la santé, de ses tentatives d’action, de la présence
ou non des autres du collectif, de manière à mettre
en évidence les liens étroits entre l’état
de santé du salarié et des effets délétères
des conditions de travail.
(4) Les courriers aux autres médecins
Ces écrits restent dans le dossier
médical du salarié. A ce titre d’ailleurs,
ils peuvent leur être transmis. Il s’agit de faire
le lien avec le médecin traitant pour lui permettre de
bien comprendre ce que dit le salarié, dans sa prise
en charge médicale en posant un diagnostic de spécialiste,
et lui permettant de prescrire à bon escient.
La question du travail est parfois traitée de manière
erronée sur le thème de certains idées
politiques (soit il pense que le salarié est un «
tire-au-flanc » venu chercher un arrêt, soit il
pense que le travail, ça change les idées : «
quand on est déprimé, il ne faut pas rester à
la maison... »,…). C’est dans les écrits
du médecin du travail, que le médecin traitant
va entendre un autre point de vue argumenté à
la fois sur le travail et sur la santé, mettant en lien
les deux. Cela lui permet de prendre en compte le travail, non
pas sur un versant idéologique mais concrètement
dans la vie de ce salarié qu’il a sous les yeux.
Les courriers peuvent éventuellement
être faits à destination du psychiatre pour les
mêmes raisons. Cela permet d’attester des liens
entre les conditions de travail et la santé du salarié
: il s’agit bien de démonter que ce n’est
pas une interprétation du salarié malade, qui,
du fait de sa pathologie ou de sa personnalité, pourrait
avoir trouvé le moyen de se déresponsabiliser
de ce qu’il lui arrive, en trouvant dans son travail toutes
les raisons de sa chute. Le médecin du travail peut alors
donner les moyens au médecin psychiatre de situer ce
que dit le salarié dans le réel grâce à
la connaissance qu’il a du reste du collectif, des événements
de travail et potentiellement des traces notées dans
le dossier médical.
II. La clinique médicale du travail
au service de la prévention collective.
A. La prévention collective n’est
pas dans des statistiques
Dans le contexte dans lequel se déroule
l’action du médecin du travail, il y a souvent
des demandes pour produire des chiffres, pour prouver que ses
constats ne sont pas seulement le au mieux le fantasme de ce
médecin, au pire, sa bataille idéologique. Le
médecin du travail en réaction à certaines
critiques méthodologiques peut être tenté
de rendre compte de ce qu’il constate avec des chiffres.
Mais les statistiques restent très limitées pour
rendre compte des enjeux des liens entre les atteintes psychiques
et psychosomatiques et le travail. La prise en compte de la
part du subjectif, de la variabilité des pathologies
suivant les itinéraires et personnalités, des
délais plus ou moins différés de la constitution
de symptômes différents, sont autant d'obstacles
à des chiffrages. Tout cela rend alors bien difficile
leur interprétation.
De plus, les collectifs de travail accompagnés par un
médecin du travail peuvent eux-mêmes décrire
leurs conditions de travail avec infiniment plus de précision
et d’indications que ne pourraient le faire des chiffres,
surtout quand ils peuvent s’exprimer en dehors de contraintes
de subordination.
Enfin, compter les blessés prend du temps et ne fait
généralement qu’un triste constat sans donner
de diagnostic ni même se situer dans le réel du
travail. Les chiffres laissent de côté certains
qui souffrent sans le dire, les chiffres laissent de côté
ceux qui vont bien avec des stratégies dynamiques. Et
pendant ce temps, le médecin, occupé à
faire ses comptes, reste dans son bureau alors que les salariés
continuent d’être exposés à des risques.
Si la mission du médecin du travail est bien d’éviter
l’altération de la santé, même un
cas nous suffit, ce sont que nous appelons les cas « sentinelles
». Grâce aux éléments que l’on
a recueilli dans les consultations, et des liens que l’on
sait faire du côté du diagnostic étiologique
(on a bien vu ce que l’on a vu parce qu’on est des
médecins), cela permet déjà d’informer
sur des risques dans une entreprise.
B. La clinique médicale et les questions
d’organisation du travail
En prévention, le médecin du
travail a pour projet de rendre compte, dans l’espace
de l’entreprise, des risques de l’organisation du
travail pour la santé des salariés d’une
entreprise dont il a la charge. L’idée, ce n’est
pas de donner écho à la souffrance individuelle
dans le travail parce que le travail fait souffrir au quotidien
et nous le savons tous. Mais l’idée c’est
de rendre visibles des éléments de lien entre
la santé – parfois altérée - et le
travail pour mettre en évidence là où ça
ne fonctionne pas dans le travail. Grâce à la clinique
médicale du travail, le médecin du travail parvient
avec les salariés d’un collectif de travail à
explorer des pistes pour l’action puisque il explore là
où le travail ne trouve pas de mode de fonctionnement,
et de construction de la santé. Cela peut même
permettre au médecin du travail de relever des signes
infra-cliniques dans un groupe de travailleurs relativement
homogène quant aux conditions de travail et à
l’organisation du travail. Ce faisant, il peut alors en
éclairer l’analyse des causalités du côté
de l’activité de travail, ce qui peut rendre possible
ensuite l’action du collectif de travail.
Le médecin du travail est ainsi à
même de faire des liens dynamiques entre la santé
et le travail mais l’utilisation des éléments
cliniques n’est pas une mince affaire : quelle condensation
pouvons-nous en faire ? Quelle analyse ? Quelles restitutions
et à qui ?
1. Le rôle du collectif et des espaces
de discussions
Les conflits de travail trouvent leur origine
dans des désaccords sur l’organisation du travail
et sur la façon de fixer les priorités dans l’activité.
Le collectif est l’instance qui permet de faire face aux
difficultés parce qu’elle procure un sentiment
d’une orientation commune lié à l’existence
de règles partagées qui orientent les dilemmes
de l’activité, et permettent de ne pas porter seul
le poids du travail. S’il est habituel d’entendre
que les conflits de travail portent sur des questions de personnalité,
il est important de remettre les questions d’organisation
du travail au cœur du débat social. Ce collectif
offre alors potentiellement à chacun un espace d’expression
et de développement individuel original, et donc de construction
de sa santé. Mais cet espace ne peut se développer
que s’il se construit un climat de confiance, ce qui n’est
pas donné d’avance et parfois ne fonctionne pas.
Le recours au médecin du travail a souvent lieu lorsque
ce collectif n’a pas fonctionné le plus souvent
par l’absence des espaces de discussions collectives pour
le débat sur l’activité. Il faut donc proposer
de reconstruire ces espaces de discussions entre pairs dans
le temps de travail.
2. La veille médicale : méthode
Il s’agit pour le médecin de
mettre en place une veille médicale des liens entre la
santé et le travail en rapport avec les dangers repérés
et les travailleurs concernés par le recueil systématique
des éléments de surveillance médicale individuelle
et collective.
La méthode consiste à repérer
dans l’entreprise les risques et les expositions des salariés
ainsi que leur évolution et identifier les travailleurs
concernés
o à travers les paroles et le vécu des travailleurs,
lors des consultations médicales
o dans le cadre d’un recueil systématique
permettant une traçabilité des risques et des
expositions
o par l’étude des procédés,
équipements, aménagements, organisation du travail,
et lors des visites sur les lieux de travail en procédant,
si nécessaire, à des mesures.
o en élaborant des descriptifs des
postes de travail (formalisation écrite de ce qu’on
a compris dans une activité de terrain en milieu de
travail).
Grâce à la clinique médicale du travail,
le médecin du travail s’appuie sur des éléments
cliniques pour faire la synthèse d’éléments
transversaux. En particulier, pour les risques psycho-sociaux,
il peut adosser le recueil des données sur des références
scientifiques.
En particulier, pour les facteurs de risques psychosociaux,
ceux proposés par le Rapport du collège d’expertise
sur le suivi des risques psycho-sociaux peuvent être relevés
:
- L’intensité du travail et le temps
de travail,
- Les exigences émotionnelles,
- Le manque d’autonomie,
- La mauvaise qualité des rapports sociaux
au travail,
- La souffrance éthique,
- L’insécurité de la situation
de travail.
Quand la clinique médicale du travail
d’un collectif permet la congruence de plusieurs éléments
de compréhensions entre les consultations et les études
de poste, le médecin du travail parvient à décrire
précisément en quoi l’organisation dans
leur entreprise peut présenter des risques pour la santé
des salariés. Cela permet alors d’enrichir la fiche
d'entreprise avec des éléments qui, de toute façon,
échapperaient à l'observation de terrain alors
qu'ils sont souvent essentiels pour l'analyse des conditions
de travail et pour leur amélioration.
Le support de ce type de compte-rendu a une
forme écrite officielle : ce peut donc être la
fiche d’entreprise, mais aussi le rapport annuel d’activité
ou un courrier adressé à l’employeur en
utilisant l’article L4624-3 du code du travail.
3. L’action du médecin pour
le collectif de travail
Participer à la prévention des
risques, c’est permettre leur identification et l’évaluation
précise des expositions professionnelles. Lorsque le
médecin du travail met socialement en visibilité
les effets délétères potentiels (ou avérés)
d’une organisation du travail potentiellement défaillante,
cela a pour but de permettre à chaque salarié
et à la collectivité de travail :
• d’en comprendre ensemble l’origine
du côté de la répartition des tâches,
des rapports sociaux de travail,…comme facteurs de risques
très concrets de l'organisation de travail.
• de penser une éventuelle maltraitance
organisationnelle,
Le médecin du travail présente
une analyse qu’il a de la situation des salariés,
mais il peut également continuer de questionner et de
s’étonner dans les consultations pour améliorer
sa connaissance de ce travail-là, mais aussi parce que
ses questionnements permettent à chaque salarié
d’avancer dans sa propre analyse. C’est justement
dans ce questionnement - qui n’est jamais fini - que le
salarié peut donc développer sa pensée
et se sentir (devenir ou redevenir) acteur dans son entreprise.
Le médecin apporte également des connaissances
médicales en lien avec le travail et le salarié
s’en sert de repère pour inventer pour lui-même,
et avec d‘autres de conditions similaires, ce qui doit
être mis en débat, et qui ne l’est pas -
ou plus.
Une nouvelle représentation des répercussions
du travail sur la santé contribue ainsi à la transformation
de l’organisation du travail, par la compréhension
partagée des difficultés du «travailler
», élaborée lors des processus de délibération
collective. C’est justement dans le débat social
sur leur prévention, que chacun des acteurs (employeurs,
membres CHSCT, médecin du travail,…) joue son rôle
dans le débat pour l’évolution des organisations
du travail dans un sens plus favorable à la santé,
c’est-à-dire pour la mise en œuvre d’une
prévention primaire pour la collectivité de travail.
4. Les limites de ce travail : que faire
s’il ne se passe rien ?
Quand la discussion n’a pas lieu, ou
que les salariés ne se saisissent pas de ce que le médecin
donne à voir, c’est qu’il faut retourner
dans les consultations pour y trouver de nouvelles informations
plus fines qu’on n’avait pas découvertes
avant. Suite à ce travail de mise en visibilité,
les acteurs parviennent à préciser d’autres
éléments de compréhension, avec les nouvelles
questions qui se posent.
Il est également possible que le collectif de travail
ait construit des stratégies collectives de défense
qu’il faut mettre en évidence, comprendre, sans
les déstabiliser.
C’est le moment où il faut absolument
suspendre l’urgence de la recherche de solutions, même
si c’est très tentant pour un médecin du
travail ! Il est important de comprendre que c’est justement
de la qualité et la maturité du travail de recueil
des signes, et de description de la situation que dépend
la façon dont ce travail est ensuite reçu en entreprise.
C’est en cela qu’il y a une importance à
en discuter entre collègues pour discuter de nos interprétations
possibles des situations pour affiner nos hypothèses
et construire nos interventions.
Prudence versus frilosité ?
Une grande prudence - qui ne veut pas dire
frilosité - doit être de mise quant à la
nature des éléments dévoilés et
la façon dont ils sont dévoilés de manière
à ne pas fragiliser les salariés et atteindre
leurs stratégies de défense. Tous les sujets ne
peuvent pas être traités de la même façon
dans toutes les instances, il y a une différence entre
un travail entre les partenaires sociaux sur le sujet par exemple
en CHSCT ou ailleurs dans un collectif de pairs. Il est donc
bien évidemment nécessaire de travailler ce que
le médecin du travail va dire mais également l’endroit
où il le dit, comment il le présente et l’objectif
dans lequel il le dit. Tout cela peut donc être discuté
en groupes de pairs.
C. Le collectif en action : les effets de
la restauration du pouvoir d'agir sur le collectif lui-même
Les individus continuent de travailler en dehors
de la présence du médecin du travail. Dans le
regard du médecin, ils peuvent entrevoir individuellement
ce qui fait difficulté dans le travail et ils peuvent
construire une pensée propre autour du travailler, ayant
trouvé ou retrouvé des mots pour le dire, ils
savent que d’autres ont eu cette expérience avec
le médecin du travail, et peuvent en venir à en
discuter entre eux. Peut-être d’ailleurs, des mots
communs qui leur permettent d’en discuter et d’en
débattre en dehors des histoires relationnelles qu’ils
mettent en avant. Ils découvrent dans le regard bienveillant
porté par le médecin du travail que chaque acteur
peut jouer de nouvelles cartes, et parfois, il naît de
ce développement de la pensée sur le « travailler
», la possibilité d’agir ensemble pour améliorer
leurs conditions de travail. Dans certains cas, cela se manifeste
par la re-création de mouvements collectifs pouvant aboutir
à la transformation vers l’amélioration
des conditions de travail. Le médecin n’est pas
présent dans ces actions, il a contribué à
restaurer la pensée et cela permet ensuite un travail
coopératif.
Cas concret
Début 2011, dans un service administratif
chargé de la gestion de l'eau et de l'assainissement
dans le département, trois personnes consultent le médecin
du travail avec un point commun : ils sont débordés
et il y a une mauvaise ambiance. Le médecin du travail
propose alors des consultations médicales aux 15 instructeurs
et assistants de l'unité et à leur responsable.
En mai 2011, 12 des 15 intéressés viennent donc
en consultation médicale du travail. Les entretiens sont
orientés autour du vécu du travail, des contraintes
et des exigences du travail, des marges de manœuvre, de
la reconnaissance et des valeurs. Il est question de tout cela
pour eux-mêmes et de ce qu'ils en pensent pour leurs collègues.
Le médecin constate que ces salariés aiment leur
travail et leur mission, mais ils tiennent le coup au prix d’un
surinvestissement personnel (en concentration et en temps).
Beaucoup font part de leur agacement, de leur irritation de
l'envahissement de cette préoccupation du travail qui
s'incruste parfois jusque dans leur humeur et dans leur vie
privée. Plusieurs suspectent d'autres d'avoir moins de
travail qu'eux : ils ont de mauvaises relations, mais il n’y
a pas de temps de concertation considéré comme
perdu. La synthèse des éléments du deuxième
temps de la consultation sur l'éventuel vécu des
autres et les solutions possibles donne un résultat mitigé.
Une restitution très brève envoyée
à tous et au chef de service note : « Les doutes
de plusieurs membres sur la pertinence de la répartition
du travail reconduite avec la restructuration de 2008 depuis
plusieurs années, alors que la RGPP a restreint le personnel
et que de nouvelles contraintes législatives sont à
appliquer », et suggère « des temps de concertation
collective sur les techniques, les priorités et la répartition
du travail. »
Malgré le fait que le chef de service exprime son exaspération
pour ces « enfantillages », il consent à
programmer une réunion sur le sujet avec tous les salariés
de l'unité.
Le médecin du travail est invité « comme
médiateur », position qu'il ne souhaite pas prendre.
Finalement, un concours de circonstances y justifiera son absence.
.
En août, il apprend que la réunion a été
houleuse mais qu’elle a été jugée
utile, et surtout qu'elle a été suivie d'une pétition
sans doute un peu maladroite d'une majorité des membres
de l'équipe. Une première concertation sur la
répartition a eu lieu en juillet, une autre aura lieu
début septembre, et il est rapporté que les choses
seraient déjà « plus claires ».
Dans les mois suivants, il apparaît que les agents sont
satisfaits de l'évolution. Outre un changement du chef
d'unité, des réunions mensuelles de toute l'équipe
ne sont pas vécues comme une perte de temps au contraire.
Des priorités sont mieux partagées. Des différences
de méthodes et de répartition sont acceptées
pour des gros et petits dossiers qui ne demandent pas le même
type de travail... Plusieurs salariés se remémorent
avec humour la mauvaise ambiance des mois précédents
comme un épisode dépassé.
D. Le signalement collectif quand la gravité
le nécessite.
Un signalement médical collectif, qu’on
pourrait nommer aussi « alerte médicale »
en écho aux prérogatives du CHSCT, n’est
pas un acte de prévention primaire. Mais quand la gravité
de la situation apparaît au médecin, il a le devoir
de signaler ce risque. Or, l’état actuel d’un
certain nombre de salariés de nos consultations nous
amène aujourd’hui à ce type d’écrits,
il faut nous donc fixer un cadre professionnel à cette
pratique.
1. Objectifs
Le signalement collectif du médecin
du travail permet de « tracer » concrètement
le constat d’un processus délétère
entre des situations concrètes de l’activité
de travail d’un collectif de travail et leur santé.
Ce signalement vise la transformation de situations de travail
qui provoquent déjà des atteintes à la
santé, par la mise en visibilité d’un risque
et de ses déterminants dans la situation de travail et
des effets délétères déjà
constatés. Cette action a pour objectif de remettre en
débat en interne les questions d’organisation du
travail, pour que les salariés soient mis hors de danger.
Par ce signalement, le médecin du travail permet à
la collectivité de comprendre différemment la
situation en intégrant le rôle du travail et la
notion de gravité avec la présence (potentielle)
de victimes. Les acteurs sociaux peuvent ainsi prendre leurs
responsabilités, et les salariés peuvent réinvestir
collectivement l’organisation du travail pour préserver
leur santé.
Enfin, il s’agit parfois aussi de permettre à l’employeur
de mieux peser les déterminants de son obligation de
sécurité de résultat et notamment ses implications
préventives.
2. Quand est-ce que la gravité de
la situation le nécessite ?
Cette action se situe bien dans les situations
d’une gravité importante : le signalement collectif
dans l’entreprise est parfois incontournable au regard
de la gravité ou du nombre de personnes potentiellement
ou réellement touchées. Il s’agit d’ailleurs
parfois de situations de travail pour lesquelles les recommandations
du médecin du travail n’ont pas été
prises en compte auparavant.
3. Support légal du signalement collectif
Dans sa responsabilité de veille médicale
des effets du travail sur la santé, le médecin
du travail analyse, grâce à la clinique médicale
du travail, ce qui fait difficulté dans l’activité
de travail et dans le « travailler » des salariés.
La mise en œuvre d’un signalement collectif par le
médecin du travail est rendue possible par ce travail
d’amont.
Art. L. 4624-3. I– Lorsque le médecin
du travail constate la présence d’un risque pour
la santé des travailleurs, il propose par un écrit
motivé et circonstancié des mesures visant à
la préserver.
L’employeur prend en considération ces propositions
et, en cas de refus, fait connaître par écrit les
motifs qui s’opposent à ce qu’il y soit donné
suite.
II. – Lorsque le médecin du travail est saisi par
un employeur d’une question relevant des missions qui
lui sont dévolues en application de l’article L.
4622-3, il fait connaître ses préconisations par
écrit.
III. – Les propositions et les préconisations du
médecin du travail et la réponse de l’employeur,
prévues aux I et II, sont tenues, à leur demande,
à la disposition du comité d’hygiène,
de sécurité et des conditions de travail ou, à
défaut, des délégués du personnel,
de l’inspecteur ou du contrôleur du travail, du
médecin inspecteur du travail ou des agents des services
de prévention des organismes de sécurité
sociale et des organismes mentionnés à l’article
L. 4643-1
Le travail quotidien de médecin du
travail pour l’amélioration progressive des conditions
de travail, s’arrête là où le travail
met en danger les salariés. Là, le médecin
sort d’une posture d’accompagnement. Il écrit
pour que les salariés soient écartés du
danger.
Cet article du code du travail permet au médecin du travail
de produire un écrit détaillé, argumenté,
précis, pour le signalement collectif qu’il estime
nécessaire. Ce signalement collectif est ainsi à
la disposition des différents acteurs de l’entreprise.
Enfin, cet article prévoit également une possible
réponse de l’employeur.
4. Comment ?
Pour remettre les conditions du travail réel
en discussion, le médecin du travail relate alors très
concrètement ce qu’il a compris ou constaté
des difficultés de réalisation du travail et l’impact
que cela a pour la santé. Dans son travail d’analyse,
le médecin du travail peut choisir de revoir en consultation
spécialement une partie du collectif concerné,
ou bien de faire une synthèse de leurs dossiers médicaux
pour y analyser ses traces cliniques, les signes qu’il
a pu noté au fil des mois, des signes infra-cliniques
qui avait pu attirer son attention, les signes somatiques, et
des événements de travail très concrets
qu’il a pu noter dans le même temps. Il peut bien
évidemment utiliser un système de veille médicale
plus quantitatif, mais ce travail global est de toute façon
complété par les notes prises dans les dossiers
médicaux
(1) A qui est-il envoyé ?
Dans l’article L4624-3 du code du travail,
le médecin adresse son signalement collectif à
l’employeur. Il peut également l’adresser
aux représentants du personnel, il est même possible
que la restitution soit faite dans un lieu qui permet le débat
comme le CHSCT quand il y en a un.
(2) Références scientifiques
Le médecin du travail, comme tous les
médecins, fait références à des
constats cliniques (éléments dépressifs,
anxieux, troubles du sommeil,…). C’est important
que ces diagnostics médicaux soit précis. Par
ailleurs, il fait la synthèse des éléments
de l’organisation qui sont susceptibles d’être
à l’origine de ces éléments cliniques
et qui ont actuellement des répercussions connues sur
la santé. Pour cela, il peut faire apparaître des
références scientifiques sur lesquelles il fonde
son avis, par exemple pour les risques « psycho-sociaux
», le « Rapport d’expertise sur le suivi des
risques psychosociaux ».
Les références peuvent également être
des références réglementaires sur lesquelles
le médecin s’appuie pour ses préconisations
de prévention. Pour écrire un avis « motivé
et circonstancié » le médecin du travail
change de mode d’écriture : il n’est plus
dans une pratique inter-compréhensive qu’il déploie
dans les consultations. Dans cet écrit, il décrit
précisément ce qu’il constate et il explique
à quoi il se réfère pour affirmer un danger.
(3) Restitution écrite
Un signalement collectif est un écrit
qui est destiné :
- d’un part aux acteurs internes de l’entreprise
pour saisir la gravité de la situation,
- et d’autre part éventuellement destinées
aux acteurs externes chargés de dire le droit : plus
personne ne peut faire comme si on ne l’avait pas dit.
Dans certaines situations, cela peut alors
déboucher sur d’autres procédures que seuls
les juristes peuvent mener mais qu’ils ne peuvent faire
sans écrits laissés par les médecins du
travail. L’écrit du médecin du travail a
une place de choix pour les juristes. Les inspecteurs du travail
et les juges ne peuvent pas avoir accès aux informations
sur la dégradation de la santé, les psychologues
du travail n’auront jamais le matériau dont nous
disposons du fait de nos connaissances médicales du travail.
La forme écrite est donc indispensable, un texte constitue
une trace de l’intervention du médecin du travail
sans déformation possible.
(4) La forme a de l’importance
La forme avec laquelle nous formulons nos
signalements collectifs a une importance capitale sur son devenir.
Dans la rédaction d’un signalement collectif, il
est important de prendre en compte que les questions de l’organisation
sont aussi portées par des hommes qui souffrent éventuellement
eux-mêmes, parce qu’ils jouent eux-aussi dans le
travail leur identité et leur santé, et qu’ils
sont eux-aussi confrontés au réel de la situation
qui met en danger des salariés.
Une fois le signalement rédigé, il engage la responsabilité
professionnelle du médecin du travail. Il en informera
l’employeur et le CHSCT, mais il doit savoir qu’il
pourra être seul au regard de la gravité de son
diagnostic de situation, qui peut même sidérer
ses interlocuteurs.
En réalité, grâce à son indépendance
et grâce à sa formation, le médecin du travail
se trouve affranchi de ce qui est délétère,
et qui avait généré des stratégies
défensives pour beaucoup d’acteurs pour tenter
se préserver. En endossant seul un diagnostic d’effet
du travail pour la santé comme son métier l’exige,
le médecin du travail permet un nouveau débat
sur le travail.
Alors que la mise en visibilité a pour objectif de remettre
en débat ces questions, si des questions d’organisation
du travail portent sur des questions épineuses, cela
peut aboutir à une situation extrêmement conflictuelle
avec l’employeur. A ce moment-là, il n’est
d’ailleurs pas exclu que le médecin puisse être
désigné comme le responsable d’une certaine
aggravation de la situation. L’aspect pérenne de
« l’écrit » représente alors
une protection majeure face à d’éventuelles
pressions, et peut paradoxalement faciliter le déploiement
de « l’obligation de sécurité de résultats
» de l’employeur. C’est la raison pour laquelle
il est important de porter ces signalements collectifs dans
des groupes de pairs pour bien placer ces écrits des
médecins du travail dans le cadre de pratiques professionnelles.
5. Et après ?
Le rôle du médecin du travail
par son écrit de signalement collectif, n’est pas
de se substituer à l’employeur pour agir. Le médecin
du travail ne doit pas aller plus loin dans la prise de décisions
du côté de la prévention, au risque de perdre
sa légitimité professionnelle.
Le médecin du travail identifie clairement des risques
du côté du travail, il peut indiquer le processus
qui permettrait de les supprimer, il peut accompagner les acteurs
de l’entreprise en donnant des repères médicaux
et formuler des recommandations dans des axes de prévention.
Mais le médecin n’arbitre pas les choix entre l’économique
et la santé. Sa place reste celle d’un médecin
: une place clinique et une place de prévention dans
l’intérêt des salariés.
III. Conclusion
La prévention individuelle et collective
est donc possible dans le travail clinique des médecins
du travail. Par l’exploration fine des difficultés
du travail et du « travailler », des effets sur
la santé même infimes, grâce aux notes cliniques
dans les dossiers, grâce au questionnement toujours renouvelé
du médecin, grâce à ce qu’il peut
apporter comme repères médicaux, le médecin
du travail contribue à restaurer le pouvoir d‘agir
des salariés. Quand c’est nécessaire, il
parvient à produire un certain nombre d’écrits
qui sont autant d’outils de prévention. Par ses
questionnements et les repères qu’il peut apporter,
le médecin du travail permet au collectif d’avancer
dans la compréhension de ce qu’il leur arrive.
Chaque salarié retrouvant alors la possibilité
de penser son activité. Il peut alors trouver une place
dans les actions de prévention dans son entreprise, avec
son collectif qui peut alors se mobiliser pour débattre
des questions qui représentent un risque. Les acteurs
dans l’entreprise peuvent alors transformer eux-mêmes
les situations de travail. Le médecin a une place de
choix dans les entreprises grâce à la clinique
médicale du travail parce que cette pratique permet une
description concrète qualitative précise pour
accéder à des pistes de prévention primaire.
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