THEME N°-3
: Une démarche clinique au coeur des questions du
travail
Une pratique médicale
clinique « intercompréhensive » pour accéder
aux effets du travail et du « travailler » sur la
santé
Odile Riquet, Dominique Huez; Médecins du
travail
La
clinique médicale du travail entend aider le salarié
à élucider les conflits nés des nouvelles
organisations. Les questions de santé au travail et de
prévention se posent moins aujourd’hui en termes
d’observation des éléments objectifs au
poste de travail qu’en termes de compréhension
des mouvements contradictoires qui animent l’activité
et déterminent les conditions matérielles, sociales
et subjectives du travail.
Il s’agit pour le médecin du travail, dans le cabinet
médical, au-delà de la plainte, d’aider
le salarié à exprimer les dimensions affirmatives
de son engagement dans le travail. Cette démarche clinique
ne se substitue pas à l’action du salarié,
elle vise à la reconstruction de sa capacité à
penser, débattre et agir.
Elle permet ainsi au médecin d’acquérir
une compréhension intime des tensions qui accompagnent
le travail. Ses investigations en milieu de travail en sont
enrichies et lui permettent de mieux saisir à leur origine
les enjeux de santé, et d’attester, dans certaines
situations, du lien de causalité entre atteintes à
la santé mentale et activité de travail
1 ) L’EMERGENCE D’UNE NOUVELLE
CLINIQUE EN SANTE AU TRAVAIL
Au début des années 1990, malgré
les ressources apportées par l’ergonomie et la
psychodynamique du travail, la pratique de la médecine
du travail est profondément malmenée, entre une
sélection réglementaire de la main d’œuvre
via l’aptitude trop souvent vide de sens, et le déploiement
maintenant à grande échelle de la précarisation
du travail sous toutes ses formes.
Cette crise morale du métier de médecin du travail
a incité un certain nombre de médecins du travail
à tourner leur regard vers le contenu de leur pratique
clinique. Comment le travail du sujet peut-il être la
grille de lecture des processus délétères
ou de construction de la santé au travail ? Comment discuter
entre pairs d’une refondation médicale de la clinique
du travail ? La confrontation compréhensive entre médecins
du travail, à partir de la mise en discussion de cas
cliniques, de ce qui pouvait faire obstacle à leur pratique
de préservation de la santé au travail, a été
fondamentale.
Mais comment les médecins du travail pouvaient-ils rendre
accessible le travail clinique qu’ils effectuaient dans
l’isolement de leurs cabinets médicaux ? Comment
décrire finement les interactions entre le travail du
sujet, son activité déployée au long de
sa trajectoire professionnelle et sa santé dont il est
le principal acteur ?
Le passage à l’écrit comme support d’analyse,
de réflexion et de discussion est alors apparu essentiel
pour la construction du métier entre pairs. C’est
ainsi que sont apparues pragmatiquement les monographies de
clinique médicale du travail [1] comme
outil de construction du métier de médecin du
travail. Elles sont le reflet du travail clinique inter-compréhensif
dans les consultations singulières.
Parallèlement, la monographie de clinique médicale
du travail est apparue comme essentielle pour « laisser
une trace » de l’étape d’un travail
clinique avec un sujet, document médical de la responsabilité
du médecin du travail. Elle est alors un « écrit
médical » qui sédimente un « point
d’étape » du travail clinique, et parfois
le support médico-légal d’un tel travail.
2 ) LA CONSULTATION COMME ÉLÉMENT
CENTRAL DU MÉTIER DE MÉDECIN DU TRAVAIL
Une relation de confiance, abandon, aptitude
et sélection
La possibilité d’investiguer
et de comprendre la question du lien sante-travail et des enjeux
subjectifs de l’activité est au fondement de l’exercice
de la médecine du travail. L’accompagnement par
le médecin du travail de la construction de la santé
du sujet au travail lors d’entretiens cliniques participe
à l’action en prévention primaire pour la
collectivité de travail. Ce travail clinique peut permettre
au sujet de retrouver une inscription sociale et collective
dans son travail.
En effet les procédures psychiques défensives
empêchent souvent d’agir pour transformer le travail.
Les processus psychopathologiques eux-mêmes écartent
souvent des collectifs de travail les sujets maltraités.
Pour qu’il soit possible de parler du « travailler
» dans la consultation médicale, il faut donc établir
une relation de confiance, ce qui suppose en préalable
l’abandon définitif de tout critère de sélection
médicale et la remise en cause de la notion d’aptitude.
Du point de vue du sujet qui « entre dans une consultation
médico-professionnelle », la confiance envers le
médecin du travail n’est pas acquise a priori.
Le salarié est de plus contraint par la posture médicale
classique du « patient » passif vis-à-vis
d’un sachant. Le médecin du travail devra lui permettre
de sortir de cette posture passive qui fera obstacle au travail
inter-compréhensif de la clinique médicale du
travail.
La question de la compréhension
La clinique quotidienne du médecin du
travail explore en intercompréhension avec le sujet,
la dynamique du « travailler». Parler de clinique
inter-compréhensive, cela ne signifie pas que le sujet
et le médecin du travail comprennent exactement la même
chose du lien santé-travail.
Pour comprendre les difficultés du salarié, il
est nécessaire que le médecin « laisse à
la porte de la consultation » ce qu’il croit savoir
de la réalité des liens santé-travail de
ce métier en général ou même de ce
collectif professionnel dans lequel est inséré
le sujet. L’effort du médecin du travail doit être
entièrement tourné vers une « disponibilité
à comprendre avec » qui naitra de ce qui émergera
du récit du sujet.
Cette tension pour comprendre de façon singulière,
par le récit de l’activité, déployée,
restreinte, contrainte ou empêchée, est «
l’opportunité médicale » dont se saisira
ou non le sujet salarié en quête de comprendre
ce qui lui arrive et de retrouver des marges de manœuvre
dans son travail.
Dans la consultation, le salarié raconte le travail prescrit,
le travail réel, son engagement, ses émotions.
Mais ce qui le malmène peut échapper à
sa compréhension, parce que la quotidienneté de
son travail le contraint « à faire avec »,
et donc à faire répression aux affects trop douloureux,
« pour tenir malgré tout ».
Le salarié peut rejoindre « le cadre de compréhension
» proposé par cette consultation, s’il y
reconnait une opportunité pour agir pour sa santé,
dans un espace qui ne serait pas porteur de jugement sur ces
actions professionnelles. Ce qui émergera éventuellement
d’un « saut qualitatif » de la compréhension
de difficultés professionnelles, continuera à
cheminer en lui, nourri éventuellement d’autres
opportunités.
La question de l’élaboration
La clinique médicale du travail prend
en compte l’engagement subjectif dans le travail et la
relation que celui qui travaille entretient avec son environnement,
les autres et le monde. Comment accéder avec le salarié
à ce travail réel qui n’est pas prévu
par les prescriptions de l’organisation du travail ? Comment
aider le sujet à penser ce qui, actuellement, semble
lui échapper et ce dont il se défend ?
Spontanément, parce que c’est de son histoire qu’il
s’agit, de son engagement au monde, celui qui travaille
n’éprouve aucune difficulté à parler
de son travail.
Néanmoins il existe une distance parfois très
importante entre ce que fait le salarié et ce qu’il
est en mesure d’en dire. L’activité est en
avance sur la raison et peut rester obscure aux yeux de celui
qui la réalise. Mais cette énigme de l’activité
est accessible à la prise de conscience et le lieu de
la consultation peut ouvrir un espace d’élaboration
entre une activité incarnée, vécue et la
nécessité de la mettre en mots, dans un langage
commun et d’en rendre compte
Quand le salarié doit faire face à des interrogations
ou à des critiques, quand il s’interroge sur ce
qu’il a fait, quand il constate l’écart entre
son activité et ce qu’il voulait faire, ou entre
son activité et les attentes d’autrui, son identité
peut vaciller. Quand le salarié est en difficultés
pour rendre intelligible son engagement subjectif dans le travail,
le médecin du travail, dans le lieu et le temps de la
consultation, peut proposer un temps d’élaboration
nécessaire pour lui permettre de sortir des impasses
de l’activité.
3 ) CETTE CLINIQUE N’EST ACCESSIBLE
QUE PAR LA PAROLE
Au-delà de l’écoute, le
questionnement, le récit
Il ne suffit pas d’écouter les
salariés pour comprendre le travail. Il s’agit
concrètement pour le médecin du travail de faire
raconter par le sujet comment il fait dans le quotidien pour
arriver à travailler, malgré ce qui y fait objectivement
obstacle.
Il faut, pour le médecin, oublier ses idées préconçues
et faciliter le récit en manifestant ses difficultés
à comprendre l’activité du salarié
pour ne pas coller au discours et éviter les chausse-trappes
dans le récit qui s’accroche au relationnel et
comportemental de collègues ou de la hiérarchie.
Le travail reste énigmatique aux yeux même de celui
qui l’exécute. Les sujets expriment toujours en
premier les relations professionnelles qui font écho
ou qui se présentent comme la cause première de
leur souffrance. Spontanément il y a une difficulté
à mettre en mots le travail, le « comment on fait,
comment on fait ensemble », ce qui fait problème
maintenant dans telle situation de travail alors qu’auparavant
cela se passait bien.
Il ne s’agit pas seulement de poser un certain nombre
de questions sur l’organisation du travail : Est-ce que
le salarié est satisfait de son travail ou éprouve-t-il
le sentiment de ne pas avoir les moyens de faire ce qu’il
faudrait faire ? Son activité quotidienne est-elle envahie
par l’inflation de procédures ou par des impératifs
de rentabilité immédiate qui affectent la qualité
de son travail et son désir de coopérer avec autrui
? Qu’est-ce qui a changé dans l’organisation
du travail de ce sujet, organisation au sens de division des
tâches ou des rapports sociaux ?
Il faut se faire raconter dans le détail une situation
de travail dans laquelle le salarié a été
mis en difficulté, les premiers incidents qui l’ont
malmené. Quand le salarié peut mettre en récit
et rendre compte des impasses de son activité, il ramène
dans l’espace de la consultation des contradictions et
des dilemmes qu’il affrontait seul dans l’isolement
comme s’il s’agissait de questions personnelles
sans lien avec le travail et les collègues.
Faciliter le récit, la place de
la reformulation.
Est-il nécessaire que le médecin
du travail acquière une compréhension des difficultés
du travailler pour lui-même ? « Le travail du récit
» est-il suffisant en lui-même pour permettre au
sujet de cheminer à travers les difficultés de
l’activité de travail qui font obstacle ou empêchement,
pour recouvrer son pouvoir d’agir ? L’expérience
d’accompagnement clinique dans le temps, permet à
chacun, sujet et médecin du travail, d’envisager
le lien santé travail de façon concrète,
chacun à leur rythme, sans forcément de superposition
des points de vue.
Pourtant, dans certaines situations professionnelles, il peut
être nécessaire au médecin du travail de
vérifier la compréhension des évènements
qu’il s’est forgé, afin de ne pas se fourvoyer.
C’est dans ces circonstances que peut apparaitre l’intérêt
« de la reformulation » de ce que croit comprendre
le médecin du travail en écho au récit
du sujet.
Cette « reformulation » qui ne peut naitre qu’après
un certain temps de travail clinique, travail accumulé
dans le temps ou après une longue consultation, doit
être prudente au regard du risque de déstabilisation
des processus défensifs professionnels, respectueuse
du sujet, et ouverte à plusieurs possibles explicatifs.
Quand un sujet « rebondit » sur la reformulation
du médecin du travail et « débloque »
le récit en y apportant de nouveaux éléments
du côté de l’activité de travail,
le travail d’élaboration peut à nouveau
se déployer, un saut qualitatif dans la compréhension
du lien santé-travail peut avoir lieu. Il n’y a
évidemment pas de limite pour le sujet à ce qu’il
peut comprendre de l’interaction de son travail avec sa
santé.
Le récit impossible
Quelquefois le médecin du travail ne
comprend pas du tout. Si la situation actuelle est très
douloureuse, en cas de difficulté importante pour appréhender
la situation actuelle d’un salarié, il faut proposer
de raconter des situations antérieures, il faut passer
par la reconstruction de son parcours professionnel à
la lumière de la clinique médicale du travail
où le travailler ensemble permettait de construire sa
santé au travail. Cela permet de voir, pour les situations
passées, les dynamiques de l’activité de
travail, le travail collectif, le déploiement ou non
d’un engagement subjectif dans le travail, de son «
travailler ». Le sujet effondré aujourd’hui
reprend pied par son récit dans une activité de
travail où son pouvoir d’agir s’est construit
dans la confrontation à la résistance du réel.
Cette investigation compréhensive de la trajectoire professionnelle
passée peut éclairer alors la situation actuelle.
Le médecin du travail pourra faire part de son incompréhension
pour tel moment du récit, si dans la narration antérieure
il a vu le sujet travailler, s’il l’a vu alors «
se redresser » à l’évocation de son
engagement très concret dans telle activité et
« être comme un poisson dans l’eau »
dans un travailler collectif. Le sujet est alors confronté
à des processus psychiques défensifs qui perturbent
sa perception des évènements.
Dans les situations cliniques très difficiles, où
le médecin du travail « ne comprend toujours pas
» malgré son effort tendu vers une attention à
« comprendre avec » à la lumière de
l’activité de travail du sujet, des médecins
du travail ont l’habitude de dire : « je ne vois
pas le sujet travailler ! ». Dans cette situation, il
est impossible au médecin du travail de comprendre la
dynamique du travailler et d’instruire le lien santé-travail.
Quelles en sont les causes ? Les conditions d’un travail
clinique en confiance peuvent ne pas être réalisées.
Une « idéologie défensive professionnelle
» interdit toute représentation de l’activité
de travail. Une pathologie mentale originaire ou réactionnelle
fait empêchement à la mise en récit des
difficultés majeures du « travailler ».
Mais le récit sur le travail du sujet peut aussi être
lisse, « trop normalement lisse ! ». Le médecin
du travail « ne voit pas le sujet travailler »,
ne se le représente pas. Il n’est alors pas en
mesure de déployer une pratique en clinique médicale
du travail. Le sujet peut en effet être alors submergé
par les effets d’une pathologie psychiatrique qui fait
obstacle à la possibilité du travail de la clinique
médicale du travail.
4 ) RECONNAÎTRE L’IMPORTANCE
DES AFFECTS
Reconnaitre l’émotion
Ces récits de l’activité
de travail peuvent permettre d’approcher ce qui peut potentiellement
faire souffrir les salariés, c’est-à-dire
des vécus de surcharge, d’injustice, d’humiliation,
de non reconnaissance de leur contribution, de marginalisation,
d’isolement. Ils peuvent exprimer aussi l’impossibilité
à pouvoir coopérer, à anticiper, le sentiment
de devoir tricher avec les règles pour simplement pouvoir
travailler, de devoir contraindre leurs propres. C’est
très souvent le sentiment, à l’atelier ou
au bureau, de ne pas avoir les moyens de faire ce qu’il
faudrait faire, et ne pas se reconnaître dans ce qu’on
est contraint de faire.
Le fait de parler de son travail permet au salarié un
niveau d’élaboration plus complexe, où sa
problématique prend une nouvelle dimension, ce qui peut
lui permettre de prendre conscience des enjeux de son activité
et de ses dimensions conflictuelles. Notre attention se porte
sur les signes évocateurs d’un affect, témoins
de quelque chose d’impensé.
Dans la consultation quelque chose de singulier dans le récit
fait parfois resurgir une émotion soustraite à
la délibération et à la volonté
du sujet. C’est l’attention portée au détail,
à la parole qui permet de reconnaître l’émotion
du salarié comme un acte de connaissance sur son engagement
dans le travail, comme l’expression de sa singularité,
quelque chose de son histoire singulière auquel il tient,
quelque chose qui le fait vivre mais aussi pour lequel il pourrait
mettre sa vie en jeu et peut-être mourir. Dans la consultation,
l’émotion se caractérise par l’auto-perception
de changements corporels. En accusant réception de ces
manifestations, le médecin reconnaît l’importance
des affects, l’importance d’une émotion non
résolue qui n’est pas allée à son
terme et qui continue d’exister à l’état
latent. Et le salarié fait l’expérience
de la résistance de son propre corps à son pouvoir
d’agir.
Permettre l’expression de la dynamique
du conflit dans lequel le salarie est engagé
Dans l’espace entre travail prescrit
et travail réel, être un bon professionnel, cela
veut dire prendre en charge la situation dans ce qu’elle
a de particulier. La distance que le professionnel interpose
entre son activité et sa propre histoire, c’est
son style propre et le salarié peut trouver là
un espace de créativité. L’intelligence
au travail est donc étroitement liée à
l’engagement du corps, de la sensorialité, de l’affectivité.
Et ces ressources mobilisées dans le travail débordent
très largement le champ de la conscience.
Dans la consultation, l’émotion peut être
reconnue dans l’effort d’élaboration comme
témoin de ce que le salarié met de lui-même
dans le travail. Quand le salarié revient sur sa propre
activité, il endosse la responsabilité de ce qu’il
a fait, tout en prenant de la distance, en se confrontant à
autrui.
Dans le travail, le sujet ne peut se construire ni dans la solitude,
ni seulement dans ce qui fait collectif, mais dans la tension
entre la nécessité d’une activité
subjectivante et la limitation de celle-ci. Les tensions entre
son histoire personnelle et son travail, les règles de
métier et l’organisation du travail, parfois entre
des défenses psychiques professionnelles individuelles
ou collectives qui sont l’envers des règles de
métier, et l’organisation du travail alors maltraitante,
le salarié les exprime sous forme de luttes pour conserver
son pouvoir d’agir ou sous forme de renoncement à
son pouvoir d’être affecté par le monde dans
lequel il travaille.
5 ) LES DÉFENSES PSYCHIQUES FACE
À LA PEUR OU LA HONTE
Les stratégies défensives psychiques
visent à protéger les sujets. Mais en les empêchant
de penser les causes de leurs difficultés, ces défenses
les empêchent d’agir pour transformer leur travail.
Permettre aux salariés par l’attention portée
aux difficultés de leur travail, de retrouver la capacité
de les repérer est alors essentiel.
La peur empêche
Souvent à l’origine d’une
souffrance professionnelle délétère apparaît
la peur de fauter et de perdre son emploi. Peur de ne plus arriver
à faire ce qui est demandé, de couler dans son
travail, de ne plus pouvoir tenir, de ne pas respecter les prescriptions
parce que c’est impossible, peur de perdre son emploi.
Douleur morale avec un vécu d’injustice où
quelque chose s’est cassé, que le sujet n’arrive
pas à nommer, où pour lequel il ne fait pas lien
avec ce qui lui arrive.
Permettre au sujet de tenir le seul point de vue du travail
dans son récit, éviter dans la narration les jugements
sur les personnes, faciliter des descriptions très précises
de ce qui fait difficulté ou controverse dans l’activité
de travail, mettre en lumière ce qui apparait comme des
désaccords non débattus, repérer pour en
discuter des conduites professionnelles paradoxales, peut permettre
au sujet de contourner ses défenses psychiques qui l’empêchent
de penser les causes professionnelles de sa peur. Si le travail
inter-compréhensif a structuré la confiance entre
le sujet et le médecin du travail, le médecin
du travail pourra esquisser différentes pistes interrogatives
pour relancer le récit du sujet alors bloqué.
Il peut ainsi évoquer d’éventuelles conduites
collectives de collègues du sujet, en adéquation
ou en opposition majeure avec son activité, conduites
adossées à des règles professionnelles
partagées, ou des conflits de règles qui font
dispute voir conflit majeur.
La honte sidère la capacité
d’agir
La honte peut aussi émerger. Honte
de faire ce qu’on réprouve et qu’on a du
mal à nommer, de faire des choses contraires à
la conception qu’on a de la qualité, du «
beau travail », d’un travail dont on était
antérieurement fier. Honte aussi d’avoir laissé
faire des pratiques de management qui apparaissent comme injustes,
honte d’avoir dû mentir aux clients, vendu ou délivré
ou présenté des objets dont on sait que ce qu’on
en dit est faux, de faire du sale boulot, un travail au bout
du compte qu’on réprouve.
Devoir mal travailler, devoir faire ce que l’on réprouve
génère la perte de sens du travail, la souffrance
éthique, la dé-sol-ation, qui génère
la honte et la haine de soi. Cet engourdissement de la conscience
morale est à l’origine d’un déni de
ce qui fait souffrir le sujet, qui devient acteur actif ou passif
d’actes qu’il réprouve. Cela ouvre aux pathologies
de la solitude et peut libérer la pulsion de mort.
Dans le récit, la honte ne s’énonce pas.
Elle émerge en creux, dans ce qui ne peut se dire alors,
parce que le penser aujourd’hui serait trop douloureux.
Il y a de véritables trous dans le récit du travail
; l’explicitation des conduites est alors incohérente.
Repérer avec le sujet les évolutions des organisations
du travail qui peuvent induire des comportements honteux est
très difficile à tenir dans le travail intercompréhensif
de la consultation. En effet le médecin du travail ne
doit pas casser les défenses psychiques du sujet et se
garder des jugements moraux. Par contre il doit permettre au
sujet de reconstruire des règles professionnelles au
rythme de sa compréhension de ces mécanismes délétères
du travail, morceau par morceau. Et à son rythme qui
ne sera pas le temps de la consultation, le sujet pourra retrouver
son pouvoir d’agir.
6 ) PORTER ATTENTION AU CORPS ENGAGÉ
DANS LE TRAVAIL
Il y a une connaissance corporelle de l’activité
de travail, de la matière de travailler, il y a une intelligence
du corps. Ce sont les caractéristiques de l’activité
subjectivante : la perception sensible, le rapport à
l’environnement, l’engagement, qui permettent au
corps de faire sien quelque chose qui lui était extérieur,
de se l’incorporer. Le sujet perçoit l’environnement
non pas comme des objets étrangers extérieurs,
mais comme une partie ou plutôt comme un prolongement
de lui même.
Il n’y a pas de « travailler » sans engagement
du corps. C’est à ce corps là que nous avons
à faire dans nos consultations. Le médecin ne
doit pas appréhender le corps simplement comme un corps
outil de travail abîmé par l’activité,
mais le corps comme histoire, mémoire sédimentée,
point de vue singulier.
Le travail est confrontation au réel, l’activité
de travail est contrariée/contrariante, et le corps engagé
dans le travail souffre. Le symptôme s’éprouve
par le sujet comme une limitation de sa liberté, comme
une résistance à son pouvoir d’agir, à
sa capacité d’être affecté. L’émotion
ressentie, reconnue comme tension entre ses mobiles et l’organisation
du travail offre au salarié la possibilité d’ajuster
ses choix à la réalité de son travail,
ce qui ouvre d’autres issues possibles que la pathologie
aux conflits qui le traversent. Le salarié acquiert des
capacités nouvelles pour expliciter sa position face
à autrui et la défendre.
Dans les situations de sur-engagement, le salarié n’a
plus le sentiment du travail bien fait, le collectif de travail
est déstabilisé ou fissuré. Le salarié
perd alors la capacité de prendre soin de lui, qui lui
permettait « d’éprouver » son engagement
dans le travail, d’être attentif à ce «
corps sensible » qui l’alertait devant des possibles
mécanismes délétères. Le symptôme
corporel fait penser autrement l’engagement du corps dans
le travail.
Les pathologies de surcharge, « l’activité
empêchée » lèsent et altèrent
ce « corps engagé dans le travail » : cela
peut être une dépression masquée qui n’émerge
que par des symptômes somatiques, un processus pathologique
rhumatologique ou cardiovasculaire par exemple
7 ) ECONOMIE DU TRAVAILLER ET SURGISSEMENT
DE L’INTIME
Mais comment prendre en compte la résonnance
de douleurs intimes en rapport avec l’économie
du désir des sujets, dans leur éventuel rapport
avec l’économie du travailler, avec les effets
délétères du travail sur la santé.
Le médecin du travail n’a pas à «
instruire cliniquement » les blessures identitaires dans
l’histoire psychoaffective des sujets. Il n’en a
pas la compétence.
Et pourtant, si ces blessures psychiques résonnent sur
la scène du travail, l’expérience clinique
nous apprend qu’elles font irruption sous la forme d’un
« surgissement » au cœur du travail compréhensif
porté par la clinique médicale du travail. Le
sujet en est lui-même étonné et ne l’a
pas prévu. « Mais pourquoi je vous dit cela maintenant,
je ne l’ai jamais dit avant !» ou « cela fait
des années que je n’y avais pas pensé !
». Le médecin du travail se doit alors d’en
prendre acte, acquérir autant que faire se peut des clés
sur ce qui a provoqué de telles douleurs intimes dans
l’économie psychoaffective des sujets, de telle
façon qu’il puisse comprendre les blessures du
travail d’aujourd’hui à l’éclairage
des blessures intimes passées. L’objet n’est
pas de faire un travail psychothérapeutique avec le sujet,
mais de prendre en compte avec lui cette interaction délétère
des deux économies psychiques qui peut nécessiter
son intervention de médecin du travail en termes de préconisations
médicales pour préserver la santé du sujet
au travail.
Mais qu’est-ce qui permet au médecin du travail
de construire une « compréhension pertinente »
avec le sujet, qu’est ce qui permet de penser qu’il
participe à une analyse opportune ou « erronée
» des causes d’une situation professionnelle délétère
? Le facteur de réassurance pour le médecin du
travail, c’est quand « il voit le sujet travailler
» à travers le récit qu’en fait le
sujet.
8 ) LES ORIENTATIONS DE LA CLINIQUE MÉDICALE
DU TRAVAIL
Permettre au salarié de retrouver son
pouvoir d’agir constitue une protection pour sa santé
Dans l’approche classique en médecine
du travail, le médecin du travail utilise la consultation
pour obtenir des informations sur le travail dans le but de
développer sa propre action, avec pour interlocuteur
la direction. Dans cette approche, il a plutôt tendance
à ramener la situation à un schéma connu,
et à l’aborder sur le mode du diagnostic médical.
Par contre dans la clinique médicale, le médecin
du travail change de posture. Ses interrogations ne sont plus
les mêmes, son objectif est de soutenir la réflexion
du salarié et de l’aider à élaborer
une parole propre sur les enjeux de son travail. Le travail
d’élaboration peut permettre de rendre intelligibles
les orientations et les motivations du salarié, les conflits
peuvent être ramenés à des enjeux de travail
susceptibles d’être expliqués et discutés
avec autrui, ce qui permet de sortir de la répétition
et du repli sur soi. L’objectif de ce travail clinique
est la reconquête par le salarié de son pouvoir
d’agir, ce qui constitue déjà une protection
pour sa santé
Instruire le lien santé-travail
Le suivi médical clinique individuel
est essentiel pour instruire le lien santé-travail. Il
permet au médecin du travail de saisir à leur
origine les enjeux de santé, de mieux comprendre les
tensions qui animent le travail.
Dans les consultations, deux questions doivent être arbitrées
par le médecin du travail :
• le travail, son organisation, les rapports sociaux qui
s’y déploient, peuvent-ils expliquer tout ou partie
de l’histoire de la construction ou de la fragilisation
des sujets qu’on accompagne médicalement ?
• en cas de trouble psychopathologique ou de somatisation
pour un sujet, quel est le risque ou l’intérêt
d’un éloignement temporaire ou définitif
du travail à visée thérapeutique.
Faciliter la prévention professionnelle suppose qu’il
soit possible d’identifier les causes des souffrances
mentales constatées dans le travail, son environnement
et son organisation. Les atteintes à la santé
mentale présentent en apparence une causalité
souvent plus diffuse associant des causes liées à
l’exécution même du travail ou à l’organisation
du travail et des causes en rapport avec ce que le droit appelle
« la vie personnelle ». Dans cette forte dépendance
entre situation de travail et vie personnelle, toutes les combinaisons
sont possibles et peuvent rendre difficiles l’identification
du risque vécu par les salariés et c’est
donc bien le travail clinique des médecins du travail
qui peut rendre possible cette identification.
Retour à la discussion collective
Dans un collectif professionnel, quand un travailleur
donne à voir à ses pairs la façon dont
il travaille, dont il « réaménage »
la tâche prescrite, ce qu’il comprend d’une
prescription en conformité avec ses règles professionnelles
et ses valeurs éthiques, il crée les conditions
d’une confiance réciproque. La mise en visibilité
pour le collectif des éléments de l’activité
de travail très concrets qui font dispute, pour les mettre
en débat, permet l’évolution des organisations
du travail dans un sens plus favorable à la santé.
La perte de sens collectif aggrave potentiellement la situation
des salariés privés du pouvoir-comprendre ce qui
leur arrive. Il faut donc proposer de reconstruire ces espaces
de discussions entre pairs dans le temps de travail. Ainsi peuvent
être discutées, « mises en dispute »,
appropriées corporellement, de nouvelles règles
professionnelles ou des savoir-faire de prudence.
Ce collectif offre à chacun un espace d’expression
et de développement où il construit son «
identité » et par là, sa santé.
CONCLUSION
Le développement de la clinique médicale
du travail déployée principalement dans la consultation
de médecine du travail, est aujourd’hui un instrument
essentiel pour permettre au sujet de recouvrer son « pouvoir
d’agir ». Mais beaucoup de travail entre pairs reste
encore à accomplir pour cela.
Ce travail clinique individuel passe par la parole et repose
sur la confiance dans la « capacité élaborative
» des travailleurs à penser leur travail, à
participer aux transformations des organisations du travail
et à recomposer le vivre ensemble.
Le médecin du travail nourrit son diagnostic clinique
du lien santé-travail du travail en s’appuyant
sur cette clinique spécifique qui enrichit sa pratique.
Il y adosse ses préconisations médicales dans
l’intérêt exclusif de la santé du
salarié, et en nourrit son action de prévention
collective primaire ou de sauvegarde.
Ce travail médical en responsabilité pourra permettre
que se déploie, en écho, sous des formes novatrices,
une mise en délibération collective des difficultés
de la contribution des sujets au travail. Ainsi, la médecine
du travail contribuera à les rendre acteurs de la transformation
du travail, en remettant le travail réel au centre de
la discussion.
Mais nous vivons une époque paradoxale.
La question collective, malgré son importance, apparait
comme masque ou dérivatif, pour ne pas voir le «
travail singulier » du sujet, les effets irréductiblement
personnels du travailler ensemble. Le nouveau management isole,
précarise les coopérations professionnelles, et
pourtant il tente de reformer des comportements collectifs pour
la coordination des tâches professionnelles.
Le médecin du travail, via la clinique médicale
du travail, sait que le cœur de son activité professionnelle
a pour soubassement l’accompagnement clinique individuel
à la lumière des avancées de la clinique
médicale du travail. Son dossier médical en porte
trace. Il est maintenant légitime réglementairement
qu’il en nourrisse des alertes médicales collectives.
Mais il lui en serait interdit d’argumenter son diagnostic
médical individuel du lien entre un processus délétère
et le travail, dans ses écrits à un confrère
ou pour un salarié. Certains profitent de l’ambiguïté
du droit sur le certificat médical, preuve juridique
ou diagnostic plausible de lien pour les maladies professionnelles,
pour « brider de façon vide de sens », les
écrits médicaux du médecin du travail.
Il serait illégitime de nommer le rôle du travail
dans des processus délétères singuliers.
Ici il ne faudrait référer qu’à des
éléments objectifs ! Non, attestons de nos diagnostics
médicaux en médecine du travail en cas de besoin
pour « accompagner les salariés » dans leur
prise en charge médicale ou sociale !
La profession de médecin du travail gagne de nouvelles
lettres de noblesse en développant un champ immense et
nécessaire, la clinique médicale du travail. Nous
sommes au début de ce nouveau chemin. Malgré la
crise démographique et organisationnelle de la médecine
du travail, son avenir réel réside dans les perspectives
et les devoirs qui y naissent. Ce ne sont pas des considérations
juridiques de quelques-uns, vides de sens tout autant que l’aptitude
eugénique, qui doivent nous empêcher de passer
à l’écrit pour les dossiers médicaux,
la rédaction de monographies ou des attestations de diagnostics
médicaux des effets du travail pour la santé.
Et comme pour tout métier, les règles de la médecine
du travail devront être discutées entre pairs.
C’est de cela que nous sommes comptables et qui fonde
notre présence aujourd’hui.
[1] En témoigne de façon
spécifique l’ouvrage collectif : Souffrances et
précarités au travail, Paroles de médecins
du travail, Syros Paris 1994, 357 pages, qui rassemble de nombreuses
monographies de clinique médicale du travail. |
DEBATS
Q
= Question ou réaction des participants
R = Réponse des intervenants ou de l’animateur
de la table ronde
Q : Un point de détail : vous n’avez
pas assez mis l’accent sur la question du « quand
ça se passait bien », il me semble qu’elle
ouvre directement sur notre devoir de conseil. Faire exprimer
le salarié sur le « quand ça se passait
bien » permet d’ouvrir des pistes sur les préconisations
pour des actions de prévention. Très souvent quand
un risque collectif apparait, nous avons obligation de le décrire
et donner des solutions. Faire parler le salarié du «
quand ça se passait bien », permet d’ouvrir
des pistes d’action de ce point de vue la. Cette question
rejoint une autre question qui est celle qui voit apparaitre
de la souffrance en fonction de l’organisation du travail.
Valeyre, chercheur de l’institut de l’emploi, démontre
qu’il y a des degrés d’apparition de troubles
psychiques en fonction des organisations. Il décrit quatre
organisations de travail :
- Organisation simplifiée ou artisanale
- Organisation qualifiante ou apprenante
- Organisation taylorisée
- Organisation en « lean management »
Ces deux dernières étant les plus délétères.
L’organisation en lean management qui est mise en exergue
actuellement est extrêmement délétère
car elle s’oppose à ce qui fait la richesse de
la construction de la santé des salariés.
Pour la question de la tricherie dans la honte, vous traitez
la question de la honte du coté du mal, mais une partie
de la honte peut naitre de la tricherie cachée. Une partie
de la honte peut naitre d’une tricherie ordinaire que
l’on n’a pas la possibilité de faire valider
par le collectif, alors qu’elle pourrait l’être.
Il y a quelque chose de honteux à tricher alors que c’est
parfaitement légitime !
R : Reconstruire de façon « inter-compréhensive
» l’histoire professionnelle antérieure du
travail et du « travailler » du sujet avec lui,
est important pour lui permettre de se relever quand il est
pris dans des mécanismes défensifs. La question
de la honte qui serait dans les tricheries quand les règles
professionnelles ne sont pas mises en délibération
est une autre question. Pour ma part, je ne la nomme pas ainsi.
Il y a certes une culpabilité délétère
à devoir tricher avec les règles professionnelles
pour pouvoir simplement faire son travail. Mais selon moi, la
honte, c’est faire le mal, elle atteint aux valeurs morales
et bloque alors la délibération sur le travail
réel qu’on ne peut pas donner à voir à
ses collègues de travail. La façon dont on triche,
dont on « biaise » par rapport à des règles
de travail inapplicables, doit venir dans le débat du
collectif de travail pour être régulée,
faire évoluer ainsi les règles professionnelles
entre pairs, et aussi l’organisation du travail. Mais
elle est subordonnée à la possibilité d’une
confiance partagée entre pairs. Cela revient à
devoir discuter des conditions et règles sociales et
« pathiques » du « travailler ensemble ».
Q : J’ai été surpris par
la crainte exprimée devant « la reformulation »
: que craignez-vous de l’usage de cet outil de compréhension
qu’est la reformulation ?
R : Le risque est de croire avoir compris,
alors qu’on serait bloqué par une représentation
a priori du problème. On peut partir sur une fausse hypothèse
! Il faut faire le vide de ses représentations et certitudes
dans sa tête, dans le travail inter-compréhensif
de la consultation. Mais lorsqu’on est en capacité
de reformuler après un travail nourri par la «
clinique médicale du travail, en utilisant une reformulation
ouverte, et que le salarié peut rebondir sur cette reformulation,
y prendre appui, la reformulation est un outil de validation
de ce travail clinique. S’il ne s’y passe rien du
côté du salarié, c’est qu’on
s’est trompé ! Il faut être prudent dans
l’usage de la reformulation pour ne pas induire, ni s’aveugler.
R : On s’est risqué dans l’écriture
à aborder des éléments du coté de
l’économie du désir, et dire comment dans
la pratique clinique d’investigation du « travailler
» en médecine du travail, on pouvait y provoquer
une résonance entre les deux économies psychiques.
Alors que nous investiguons le travail, on ne peut pas ignorer
le fait que parfois, « l’intime » fait irruption
dans la consultation de médecine du travail. Certains
collègues, se défiant de pouvoir basculer sur
une posture de psychiatre au regard de laquelle nous n’avons
pas compétence, font l’impasse sur cette question
et n’ouvrent pas la recherche de compréhension
des effets de la résonance de l’économie
du désir sur l’économie du travailler, avec
ce que cela peut provoquer de délétère
sur l’engagement subjectif dans le travail. D’autres
médecins du travail dont je suis, ont décidé
de prendre acte de cela, et d’éclairer éventuellement
leur travail inter-compréhensif sur ce qui fait difficulté
dans le travail, à l’aulne de cette résonance
intrusive de l’intime qui s’invite dans la consultation
de la médecine du travail, alors qu’on s’en
défend professionnellement.
Notre interrogation professionnelle, c’est : est-ce qu’en
voulant instruire la question de l’intime qui fait irruption
dans le champ du travail, le clinicien ne risque pas de faire
une intrusion risquée dans un champ où il n’a
pas compétence à instruire ? L’expérience
que l’on a chacun est variée, la mienne me permet
de penser que cette question nous arrive cliniquement à
un moment précis du récit de l’instruction
clinique des difficultés du travail. Des éléments
refoulés et très douloureux de l’économie
affective surgissent à la conscience de la personne à
ce moment-là. Ils sont alors totalement intriqués
à la question du travail et font alors obstacle à
la compréhension des difficultés du « travailler
». On cherche alors seulement à comprendre comment
le sujet pourrait reprendre appui du côté de son
travail, en se protégeant de la résonance sur
le travail des séquelles délétères
de l’économie intime. Il faut alors être
prudent pour indiquer sans instruction par la clinique médicale
du travail, ce qui relèverait d’un traitement soit
par un spécialiste « psy », soit par des
consultations de souffrance au travail. En repérant l’intrusion
d’une économie dans l’autre, on peut parfois
aider le salarié à avancer pour recouvrer son
pouvoir d’agir sur le travail. Cette question du surgissement
de l’intime nous a semblé importante car on n’a
pas d’explication théorique à ça,
si ce n’est qu’on l’a vécue. Ce n’est
pas le hasard ; il y a un lien alors entre ce que ce salarié
vit dans le travail et ce qu’il a vécu dans la
sphère affective dans le passé. Et ce passif fait
obstacle aujourd’hui à la construction de sa santé
au travail.
Il faut essayer par nos discussions entre pairs de savoir avec
quel appui théorique on peut parler de çà.
Comment cela peut se discuter du point de vue du médecin
du travail. C’est en cela que les monographies de clinique
médicale du travail sont très utiles. Leur intérêt
ici est de mettre en mots ce qui a fait difficulté dans
notre travail clinique spécifique, pour élaborer
entre pairs des conduites professionnelles. Notre objectif n’est
pas l’orientation psychothérapeutique, mais de
prendre en compte ce fait, pour pouvoir élaborer des
préconisations médicales, éventuellement
de sauvegarde de la santé au travail du sujet, du point
de vue du métier de médecin du travail.
R : La question de la prise en compte des défenses
professionnelles du salarié en difficulté a évolué
dans notre métier. Nous avons un temps pensé que
seules les enquêtes collectives de psychodynamique du
travail pouvaient les aborder, parce que la régulation
par le travail collectif sur les difficultés du travail,
permettait en déplaçant les systèmes défensifs,
de reconstruire des règles professionnelles au sein d’un
collectif de travail.
Maintenant, on appréhende mieux le travail en clinique
médicale du travail, face aux difficultés du «
travailler » générées par les défenses
contre la peur. On doit pouvoir proposer des abords du travail,
non pas pour déconstruire ces défenses, mais pour
mettre en relief les difficultés concrètes du
travail qui génèrent la peur, en ancrant la réflexion
sur la description de l’activité de travail concernée.
Du côté de la honte, c’est plus difficile
car rien ne la donne à voir, sauf des trous dans le récit
professionnel qui évoqueraient son existence. Quand on
peut remonter l’histoire professionnelle du sujet au moment
où il n’y avait pas de pratiques honteuses, quand
le récit est alors fluide, que « l’on voit
le salarié travailler », la comparaison avec la
situation actuelle suscite l’interrogation. Le clinicien
ne comprend pas. Des défenses psychiques font office
de règles professionnelles, un clivage en secteur peut
émerger. Il faut avoir à l’esprit les effets
de la honte quand on voit des narrations qui ne sont plus fluides
du tout, des récits incohérents ou incompréhensibles,
sans émotion dans le travail. Le projet du médecin
du travail n’est pas de déconstruire ou dévoiler
ces défenses. Il est d’aborder alors le travail
par ce qui fait très concrètement difficulté
ou empêchement dans le travail, en approchant progressivement
et de façon respectueuse les zones du travail impensable,
sans stigmatiser des conduites incohérentes ou en écart
avec les valeurs morales ou règles éthiques pourtant
affichées par le salarié. On contourne l’obstacle
de la honte pour mettre en travail des difficultés très
concrètes au regard du « travailler collectif ».
Il est risqué d’acculer les personnes malmenées
par une honte impensable, car l’irruption de la haine
peut libérer la pulsion de mort. A leur rythme, avec
une compréhension renouvelée de ce qui fait concrètement
difficulté dans leur travail pour eux, mais avec une
ouverture aux difficultés d’autrui intégrant
progressivement les rationalités sociales et pathiques
qui émergeront du travail clinique, le salarié
pourra peut-être trouver des issues à son rythme,
renouvelant alors les ressorts de son pouvoir d’agir.
|