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Les Actes du Colloque E-Pairs Association SMT du vendredi 14 juin 2013
« La clinique médicale du travail » Contribution de la médecine du travail

THEME N°-3 : Une démarche clinique au coeur des questions du travail
Une pratique médicale clinique « intercompréhensive » pour accéder aux effets du travail et du « travailler » sur la santé
Odile Riquet, Dominique Huez; Médecins du travail

La clinique médicale du travail entend aider le salarié à élucider les conflits nés des nouvelles organisations. Les questions de santé au travail et de prévention se posent moins aujourd’hui en termes d’observation des éléments objectifs au poste de travail qu’en termes de compréhension des mouvements contradictoires qui animent l’activité et déterminent les conditions matérielles, sociales et subjectives du travail.
Il s’agit pour le médecin du travail, dans le cabinet médical, au-delà de la plainte, d’aider le salarié à exprimer les dimensions affirmatives de son engagement dans le travail. Cette démarche clinique ne se substitue pas à l’action du salarié, elle vise à la reconstruction de sa capacité à penser, débattre et agir.
Elle permet ainsi au médecin d’acquérir une compréhension intime des tensions qui accompagnent le travail. Ses investigations en milieu de travail en sont enrichies et lui permettent de mieux saisir à leur origine les enjeux de santé, et d’attester, dans certaines situations, du lien de causalité entre atteintes à la santé mentale et activité de travail

1 ) L’EMERGENCE D’UNE NOUVELLE CLINIQUE EN SANTE AU TRAVAIL

Au début des années 1990, malgré les ressources apportées par l’ergonomie et la psychodynamique du travail, la pratique de la médecine du travail est profondément malmenée, entre une sélection réglementaire de la main d’œuvre via l’aptitude trop souvent vide de sens, et le déploiement maintenant à grande échelle de la précarisation du travail sous toutes ses formes.
Cette crise morale du métier de médecin du travail a incité un certain nombre de médecins du travail à tourner leur regard vers le contenu de leur pratique clinique. Comment le travail du sujet peut-il être la grille de lecture des processus délétères ou de construction de la santé au travail ? Comment discuter entre pairs d’une refondation médicale de la clinique du travail ? La confrontation compréhensive entre médecins du travail, à partir de la mise en discussion de cas cliniques, de ce qui pouvait faire obstacle à leur pratique de préservation de la santé au travail, a été fondamentale.
Mais comment les médecins du travail pouvaient-ils rendre accessible le travail clinique qu’ils effectuaient dans l’isolement de leurs cabinets médicaux ? Comment décrire finement les interactions entre le travail du sujet, son activité déployée au long de sa trajectoire professionnelle et sa santé dont il est le principal acteur ?
Le passage à l’écrit comme support d’analyse, de réflexion et de discussion est alors apparu essentiel pour la construction du métier entre pairs. C’est ainsi que sont apparues pragmatiquement les monographies de clinique médicale du travail [1] comme outil de construction du métier de médecin du travail. Elles sont le reflet du travail clinique inter-compréhensif dans les consultations singulières.
Parallèlement, la monographie de clinique médicale du travail est apparue comme essentielle pour « laisser une trace » de l’étape d’un travail clinique avec un sujet, document médical de la responsabilité du médecin du travail. Elle est alors un « écrit médical » qui sédimente un « point d’étape » du travail clinique, et parfois le support médico-légal d’un tel travail.

2 ) LA CONSULTATION COMME ÉLÉMENT CENTRAL DU MÉTIER DE MÉDECIN DU TRAVAIL

Une relation de confiance, abandon, aptitude et sélection

La possibilité d’investiguer et de comprendre la question du lien sante-travail et des enjeux subjectifs de l’activité est au fondement de l’exercice de la médecine du travail. L’accompagnement par le médecin du travail de la construction de la santé du sujet au travail lors d’entretiens cliniques participe à l’action en prévention primaire pour la collectivité de travail. Ce travail clinique peut permettre au sujet de retrouver une inscription sociale et collective dans son travail.
En effet les procédures psychiques défensives empêchent souvent d’agir pour transformer le travail. Les processus psychopathologiques eux-mêmes écartent souvent des collectifs de travail les sujets maltraités. Pour qu’il soit possible de parler du « travailler » dans la consultation médicale, il faut donc établir une relation de confiance, ce qui suppose en préalable l’abandon définitif de tout critère de sélection médicale et la remise en cause de la notion d’aptitude.
Du point de vue du sujet qui « entre dans une consultation médico-professionnelle », la confiance envers le médecin du travail n’est pas acquise a priori. Le salarié est de plus contraint par la posture médicale classique du « patient » passif vis-à-vis d’un sachant. Le médecin du travail devra lui permettre de sortir de cette posture passive qui fera obstacle au travail inter-compréhensif de la clinique médicale du travail.

La question de la compréhension

La clinique quotidienne du médecin du travail explore en intercompréhension avec le sujet, la dynamique du « travailler». Parler de clinique inter-compréhensive, cela ne signifie pas que le sujet et le médecin du travail comprennent exactement la même chose du lien santé-travail.
Pour comprendre les difficultés du salarié, il est nécessaire que le médecin « laisse à la porte de la consultation » ce qu’il croit savoir de la réalité des liens santé-travail de ce métier en général ou même de ce collectif professionnel dans lequel est inséré le sujet. L’effort du médecin du travail doit être entièrement tourné vers une « disponibilité à comprendre avec » qui naitra de ce qui émergera du récit du sujet.
Cette tension pour comprendre de façon singulière, par le récit de l’activité, déployée, restreinte, contrainte ou empêchée, est « l’opportunité médicale » dont se saisira ou non le sujet salarié en quête de comprendre ce qui lui arrive et de retrouver des marges de manœuvre dans son travail.
Dans la consultation, le salarié raconte le travail prescrit, le travail réel, son engagement, ses émotions. Mais ce qui le malmène peut échapper à sa compréhension, parce que la quotidienneté de son travail le contraint « à faire avec », et donc à faire répression aux affects trop douloureux, « pour tenir malgré tout ».
Le salarié peut rejoindre « le cadre de compréhension » proposé par cette consultation, s’il y reconnait une opportunité pour agir pour sa santé, dans un espace qui ne serait pas porteur de jugement sur ces actions professionnelles. Ce qui émergera éventuellement d’un « saut qualitatif » de la compréhension de difficultés professionnelles, continuera à cheminer en lui, nourri éventuellement d’autres opportunités.

La question de l’élaboration

La clinique médicale du travail prend en compte l’engagement subjectif dans le travail et la relation que celui qui travaille entretient avec son environnement, les autres et le monde. Comment accéder avec le salarié à ce travail réel qui n’est pas prévu par les prescriptions de l’organisation du travail ? Comment aider le sujet à penser ce qui, actuellement, semble lui échapper et ce dont il se défend ?
Spontanément, parce que c’est de son histoire qu’il s’agit, de son engagement au monde, celui qui travaille n’éprouve aucune difficulté à parler de son travail.
Néanmoins il existe une distance parfois très importante entre ce que fait le salarié et ce qu’il est en mesure d’en dire. L’activité est en avance sur la raison et peut rester obscure aux yeux de celui qui la réalise. Mais cette énigme de l’activité est accessible à la prise de conscience et le lieu de la consultation peut ouvrir un espace d’élaboration entre une activité incarnée, vécue et la nécessité de la mettre en mots, dans un langage commun et d’en rendre compte
Quand le salarié doit faire face à des interrogations ou à des critiques, quand il s’interroge sur ce qu’il a fait, quand il constate l’écart entre son activité et ce qu’il voulait faire, ou entre son activité et les attentes d’autrui, son identité peut vaciller. Quand le salarié est en difficultés pour rendre intelligible son engagement subjectif dans le travail, le médecin du travail, dans le lieu et le temps de la consultation, peut proposer un temps d’élaboration nécessaire pour lui permettre de sortir des impasses de l’activité.

3 ) CETTE CLINIQUE N’EST ACCESSIBLE QUE PAR LA PAROLE

Au-delà de l’écoute, le questionnement, le récit

Il ne suffit pas d’écouter les salariés pour comprendre le travail. Il s’agit concrètement pour le médecin du travail de faire raconter par le sujet comment il fait dans le quotidien pour arriver à travailler, malgré ce qui y fait objectivement obstacle.
Il faut, pour le médecin, oublier ses idées préconçues et faciliter le récit en manifestant ses difficultés à comprendre l’activité du salarié pour ne pas coller au discours et éviter les chausse-trappes dans le récit qui s’accroche au relationnel et comportemental de collègues ou de la hiérarchie.
Le travail reste énigmatique aux yeux même de celui qui l’exécute. Les sujets expriment toujours en premier les relations professionnelles qui font écho ou qui se présentent comme la cause première de leur souffrance. Spontanément il y a une difficulté à mettre en mots le travail, le « comment on fait, comment on fait ensemble », ce qui fait problème maintenant dans telle situation de travail alors qu’auparavant cela se passait bien.
Il ne s’agit pas seulement de poser un certain nombre de questions sur l’organisation du travail : Est-ce que le salarié est satisfait de son travail ou éprouve-t-il le sentiment de ne pas avoir les moyens de faire ce qu’il faudrait faire ? Son activité quotidienne est-elle envahie par l’inflation de procédures ou par des impératifs de rentabilité immédiate qui affectent la qualité de son travail et son désir de coopérer avec autrui ? Qu’est-ce qui a changé dans l’organisation du travail de ce sujet, organisation au sens de division des tâches ou des rapports sociaux ?
Il faut se faire raconter dans le détail une situation de travail dans laquelle le salarié a été mis en difficulté, les premiers incidents qui l’ont malmené. Quand le salarié peut mettre en récit et rendre compte des impasses de son activité, il ramène dans l’espace de la consultation des contradictions et des dilemmes qu’il affrontait seul dans l’isolement comme s’il s’agissait de questions personnelles sans lien avec le travail et les collègues.

Faciliter le récit, la place de la reformulation.

Est-il nécessaire que le médecin du travail acquière une compréhension des difficultés du travailler pour lui-même ? « Le travail du récit » est-il suffisant en lui-même pour permettre au sujet de cheminer à travers les difficultés de l’activité de travail qui font obstacle ou empêchement, pour recouvrer son pouvoir d’agir ? L’expérience d’accompagnement clinique dans le temps, permet à chacun, sujet et médecin du travail, d’envisager le lien santé travail de façon concrète, chacun à leur rythme, sans forcément de superposition des points de vue.
Pourtant, dans certaines situations professionnelles, il peut être nécessaire au médecin du travail de vérifier la compréhension des évènements qu’il s’est forgé, afin de ne pas se fourvoyer. C’est dans ces circonstances que peut apparaitre l’intérêt « de la reformulation » de ce que croit comprendre le médecin du travail en écho au récit du sujet.
Cette « reformulation » qui ne peut naitre qu’après un certain temps de travail clinique, travail accumulé dans le temps ou après une longue consultation, doit être prudente au regard du risque de déstabilisation des processus défensifs professionnels, respectueuse du sujet, et ouverte à plusieurs possibles explicatifs. Quand un sujet « rebondit » sur la reformulation du médecin du travail et « débloque » le récit en y apportant de nouveaux éléments du côté de l’activité de travail, le travail d’élaboration peut à nouveau se déployer, un saut qualitatif dans la compréhension du lien santé-travail peut avoir lieu. Il n’y a évidemment pas de limite pour le sujet à ce qu’il peut comprendre de l’interaction de son travail avec sa santé.

Le récit impossible

Quelquefois le médecin du travail ne comprend pas du tout. Si la situation actuelle est très douloureuse, en cas de difficulté importante pour appréhender la situation actuelle d’un salarié, il faut proposer de raconter des situations antérieures, il faut passer par la reconstruction de son parcours professionnel à la lumière de la clinique médicale du travail où le travailler ensemble permettait de construire sa santé au travail. Cela permet de voir, pour les situations passées, les dynamiques de l’activité de travail, le travail collectif, le déploiement ou non d’un engagement subjectif dans le travail, de son « travailler ». Le sujet effondré aujourd’hui reprend pied par son récit dans une activité de travail où son pouvoir d’agir s’est construit dans la confrontation à la résistance du réel. Cette investigation compréhensive de la trajectoire professionnelle passée peut éclairer alors la situation actuelle.
Le médecin du travail pourra faire part de son incompréhension pour tel moment du récit, si dans la narration antérieure il a vu le sujet travailler, s’il l’a vu alors « se redresser » à l’évocation de son engagement très concret dans telle activité et « être comme un poisson dans l’eau » dans un travailler collectif. Le sujet est alors confronté à des processus psychiques défensifs qui perturbent sa perception des évènements.
Dans les situations cliniques très difficiles, où le médecin du travail « ne comprend toujours pas » malgré son effort tendu vers une attention à « comprendre avec » à la lumière de l’activité de travail du sujet, des médecins du travail ont l’habitude de dire : « je ne vois pas le sujet travailler ! ». Dans cette situation, il est impossible au médecin du travail de comprendre la dynamique du travailler et d’instruire le lien santé-travail. Quelles en sont les causes ? Les conditions d’un travail clinique en confiance peuvent ne pas être réalisées. Une « idéologie défensive professionnelle » interdit toute représentation de l’activité de travail. Une pathologie mentale originaire ou réactionnelle fait empêchement à la mise en récit des difficultés majeures du « travailler ».
Mais le récit sur le travail du sujet peut aussi être lisse, « trop normalement lisse ! ». Le médecin du travail « ne voit pas le sujet travailler », ne se le représente pas. Il n’est alors pas en mesure de déployer une pratique en clinique médicale du travail. Le sujet peut en effet être alors submergé par les effets d’une pathologie psychiatrique qui fait obstacle à la possibilité du travail de la clinique médicale du travail.

4 ) RECONNAÎTRE L’IMPORTANCE DES AFFECTS

Reconnaitre l’émotion

Ces récits de l’activité de travail peuvent permettre d’approcher ce qui peut potentiellement faire souffrir les salariés, c’est-à-dire des vécus de surcharge, d’injustice, d’humiliation, de non reconnaissance de leur contribution, de marginalisation, d’isolement. Ils peuvent exprimer aussi l’impossibilité à pouvoir coopérer, à anticiper, le sentiment de devoir tricher avec les règles pour simplement pouvoir travailler, de devoir contraindre leurs propres. C’est très souvent le sentiment, à l’atelier ou au bureau, de ne pas avoir les moyens de faire ce qu’il faudrait faire, et ne pas se reconnaître dans ce qu’on est contraint de faire.
Le fait de parler de son travail permet au salarié un niveau d’élaboration plus complexe, où sa problématique prend une nouvelle dimension, ce qui peut lui permettre de prendre conscience des enjeux de son activité et de ses dimensions conflictuelles. Notre attention se porte sur les signes évocateurs d’un affect, témoins de quelque chose d’impensé.
Dans la consultation quelque chose de singulier dans le récit fait parfois resurgir une émotion soustraite à la délibération et à la volonté du sujet. C’est l’attention portée au détail, à la parole qui permet de reconnaître l’émotion du salarié comme un acte de connaissance sur son engagement dans le travail, comme l’expression de sa singularité, quelque chose de son histoire singulière auquel il tient, quelque chose qui le fait vivre mais aussi pour lequel il pourrait mettre sa vie en jeu et peut-être mourir. Dans la consultation, l’émotion se caractérise par l’auto-perception de changements corporels. En accusant réception de ces manifestations, le médecin reconnaît l’importance des affects, l’importance d’une émotion non résolue qui n’est pas allée à son terme et qui continue d’exister à l’état latent. Et le salarié fait l’expérience de la résistance de son propre corps à son pouvoir d’agir.

Permettre l’expression de la dynamique du conflit dans lequel le salarie est engagé

Dans l’espace entre travail prescrit et travail réel, être un bon professionnel, cela veut dire prendre en charge la situation dans ce qu’elle a de particulier. La distance que le professionnel interpose entre son activité et sa propre histoire, c’est son style propre et le salarié peut trouver là un espace de créativité. L’intelligence au travail est donc étroitement liée à l’engagement du corps, de la sensorialité, de l’affectivité. Et ces ressources mobilisées dans le travail débordent très largement le champ de la conscience.
Dans la consultation, l’émotion peut être reconnue dans l’effort d’élaboration comme témoin de ce que le salarié met de lui-même dans le travail. Quand le salarié revient sur sa propre activité, il endosse la responsabilité de ce qu’il a fait, tout en prenant de la distance, en se confrontant à autrui.
Dans le travail, le sujet ne peut se construire ni dans la solitude, ni seulement dans ce qui fait collectif, mais dans la tension entre la nécessité d’une activité subjectivante et la limitation de celle-ci. Les tensions entre son histoire personnelle et son travail, les règles de métier et l’organisation du travail, parfois entre des défenses psychiques professionnelles individuelles ou collectives qui sont l’envers des règles de métier, et l’organisation du travail alors maltraitante, le salarié les exprime sous forme de luttes pour conserver son pouvoir d’agir ou sous forme de renoncement à son pouvoir d’être affecté par le monde dans lequel il travaille.

5 ) LES DÉFENSES PSYCHIQUES FACE À LA PEUR OU LA HONTE

Les stratégies défensives psychiques visent à protéger les sujets. Mais en les empêchant de penser les causes de leurs difficultés, ces défenses les empêchent d’agir pour transformer leur travail. Permettre aux salariés par l’attention portée aux difficultés de leur travail, de retrouver la capacité de les repérer est alors essentiel.

La peur empêche

Souvent à l’origine d’une souffrance professionnelle délétère apparaît la peur de fauter et de perdre son emploi. Peur de ne plus arriver à faire ce qui est demandé, de couler dans son travail, de ne plus pouvoir tenir, de ne pas respecter les prescriptions parce que c’est impossible, peur de perdre son emploi. Douleur morale avec un vécu d’injustice où quelque chose s’est cassé, que le sujet n’arrive pas à nommer, où pour lequel il ne fait pas lien avec ce qui lui arrive.
Permettre au sujet de tenir le seul point de vue du travail dans son récit, éviter dans la narration les jugements sur les personnes, faciliter des descriptions très précises de ce qui fait difficulté ou controverse dans l’activité de travail, mettre en lumière ce qui apparait comme des désaccords non débattus, repérer pour en discuter des conduites professionnelles paradoxales, peut permettre au sujet de contourner ses défenses psychiques qui l’empêchent de penser les causes professionnelles de sa peur. Si le travail inter-compréhensif a structuré la confiance entre le sujet et le médecin du travail, le médecin du travail pourra esquisser différentes pistes interrogatives pour relancer le récit du sujet alors bloqué. Il peut ainsi évoquer d’éventuelles conduites collectives de collègues du sujet, en adéquation ou en opposition majeure avec son activité, conduites adossées à des règles professionnelles partagées, ou des conflits de règles qui font dispute voir conflit majeur.

La honte sidère la capacité d’agir

La honte peut aussi émerger. Honte de faire ce qu’on réprouve et qu’on a du mal à nommer, de faire des choses contraires à la conception qu’on a de la qualité, du « beau travail », d’un travail dont on était antérieurement fier. Honte aussi d’avoir laissé faire des pratiques de management qui apparaissent comme injustes, honte d’avoir dû mentir aux clients, vendu ou délivré ou présenté des objets dont on sait que ce qu’on en dit est faux, de faire du sale boulot, un travail au bout du compte qu’on réprouve.
Devoir mal travailler, devoir faire ce que l’on réprouve génère la perte de sens du travail, la souffrance éthique, la dé-sol-ation, qui génère la honte et la haine de soi. Cet engourdissement de la conscience morale est à l’origine d’un déni de ce qui fait souffrir le sujet, qui devient acteur actif ou passif d’actes qu’il réprouve. Cela ouvre aux pathologies de la solitude et peut libérer la pulsion de mort.
Dans le récit, la honte ne s’énonce pas. Elle émerge en creux, dans ce qui ne peut se dire alors, parce que le penser aujourd’hui serait trop douloureux. Il y a de véritables trous dans le récit du travail ; l’explicitation des conduites est alors incohérente.
Repérer avec le sujet les évolutions des organisations du travail qui peuvent induire des comportements honteux est très difficile à tenir dans le travail intercompréhensif de la consultation. En effet le médecin du travail ne doit pas casser les défenses psychiques du sujet et se garder des jugements moraux. Par contre il doit permettre au sujet de reconstruire des règles professionnelles au rythme de sa compréhension de ces mécanismes délétères du travail, morceau par morceau. Et à son rythme qui ne sera pas le temps de la consultation, le sujet pourra retrouver son pouvoir d’agir.

6 ) PORTER ATTENTION AU CORPS ENGAGÉ DANS LE TRAVAIL

Il y a une connaissance corporelle de l’activité de travail, de la matière de travailler, il y a une intelligence du corps. Ce sont les caractéristiques de l’activité subjectivante : la perception sensible, le rapport à l’environnement, l’engagement, qui permettent au corps de faire sien quelque chose qui lui était extérieur, de se l’incorporer. Le sujet perçoit l’environnement non pas comme des objets étrangers extérieurs, mais comme une partie ou plutôt comme un prolongement de lui même.
Il n’y a pas de « travailler » sans engagement du corps. C’est à ce corps là que nous avons à faire dans nos consultations. Le médecin ne doit pas appréhender le corps simplement comme un corps outil de travail abîmé par l’activité, mais le corps comme histoire, mémoire sédimentée, point de vue singulier.
Le travail est confrontation au réel, l’activité de travail est contrariée/contrariante, et le corps engagé dans le travail souffre. Le symptôme s’éprouve par le sujet comme une limitation de sa liberté, comme une résistance à son pouvoir d’agir, à sa capacité d’être affecté. L’émotion ressentie, reconnue comme tension entre ses mobiles et l’organisation du travail offre au salarié la possibilité d’ajuster ses choix à la réalité de son travail, ce qui ouvre d’autres issues possibles que la pathologie aux conflits qui le traversent. Le salarié acquiert des capacités nouvelles pour expliciter sa position face à autrui et la défendre.
Dans les situations de sur-engagement, le salarié n’a plus le sentiment du travail bien fait, le collectif de travail est déstabilisé ou fissuré. Le salarié perd alors la capacité de prendre soin de lui, qui lui permettait « d’éprouver » son engagement dans le travail, d’être attentif à ce « corps sensible » qui l’alertait devant des possibles mécanismes délétères. Le symptôme corporel fait penser autrement l’engagement du corps dans le travail.
Les pathologies de surcharge, « l’activité empêchée » lèsent et altèrent ce « corps engagé dans le travail » : cela peut être une dépression masquée qui n’émerge que par des symptômes somatiques, un processus pathologique rhumatologique ou cardiovasculaire par exemple

7 ) ECONOMIE DU TRAVAILLER ET SURGISSEMENT DE L’INTIME

Mais comment prendre en compte la résonnance de douleurs intimes en rapport avec l’économie du désir des sujets, dans leur éventuel rapport avec l’économie du travailler, avec les effets délétères du travail sur la santé. Le médecin du travail n’a pas à « instruire cliniquement » les blessures identitaires dans l’histoire psychoaffective des sujets. Il n’en a pas la compétence.
Et pourtant, si ces blessures psychiques résonnent sur la scène du travail, l’expérience clinique nous apprend qu’elles font irruption sous la forme d’un « surgissement » au cœur du travail compréhensif porté par la clinique médicale du travail. Le sujet en est lui-même étonné et ne l’a pas prévu. « Mais pourquoi je vous dit cela maintenant, je ne l’ai jamais dit avant !» ou « cela fait des années que je n’y avais pas pensé ! ». Le médecin du travail se doit alors d’en prendre acte, acquérir autant que faire se peut des clés sur ce qui a provoqué de telles douleurs intimes dans l’économie psychoaffective des sujets, de telle façon qu’il puisse comprendre les blessures du travail d’aujourd’hui à l’éclairage des blessures intimes passées. L’objet n’est pas de faire un travail psychothérapeutique avec le sujet, mais de prendre en compte avec lui cette interaction délétère des deux économies psychiques qui peut nécessiter son intervention de médecin du travail en termes de préconisations médicales pour préserver la santé du sujet au travail.
Mais qu’est-ce qui permet au médecin du travail de construire une « compréhension pertinente » avec le sujet, qu’est ce qui permet de penser qu’il participe à une analyse opportune ou « erronée » des causes d’une situation professionnelle délétère ? Le facteur de réassurance pour le médecin du travail, c’est quand « il voit le sujet travailler » à travers le récit qu’en fait le sujet.

8 ) LES ORIENTATIONS DE LA CLINIQUE MÉDICALE DU TRAVAIL

Permettre au salarié de retrouver son pouvoir d’agir constitue une protection pour sa santé

Dans l’approche classique en médecine du travail, le médecin du travail utilise la consultation pour obtenir des informations sur le travail dans le but de développer sa propre action, avec pour interlocuteur la direction. Dans cette approche, il a plutôt tendance à ramener la situation à un schéma connu, et à l’aborder sur le mode du diagnostic médical.
Par contre dans la clinique médicale, le médecin du travail change de posture. Ses interrogations ne sont plus les mêmes, son objectif est de soutenir la réflexion du salarié et de l’aider à élaborer une parole propre sur les enjeux de son travail. Le travail d’élaboration peut permettre de rendre intelligibles les orientations et les motivations du salarié, les conflits peuvent être ramenés à des enjeux de travail susceptibles d’être expliqués et discutés avec autrui, ce qui permet de sortir de la répétition et du repli sur soi. L’objectif de ce travail clinique est la reconquête par le salarié de son pouvoir d’agir, ce qui constitue déjà une protection pour sa santé

Instruire le lien santé-travail

Le suivi médical clinique individuel est essentiel pour instruire le lien santé-travail. Il permet au médecin du travail de saisir à leur origine les enjeux de santé, de mieux comprendre les tensions qui animent le travail.
Dans les consultations, deux questions doivent être arbitrées par le médecin du travail :
• le travail, son organisation, les rapports sociaux qui s’y déploient, peuvent-ils expliquer tout ou partie de l’histoire de la construction ou de la fragilisation des sujets qu’on accompagne médicalement ?
• en cas de trouble psychopathologique ou de somatisation pour un sujet, quel est le risque ou l’intérêt d’un éloignement temporaire ou définitif du travail à visée thérapeutique.
Faciliter la prévention professionnelle suppose qu’il soit possible d’identifier les causes des souffrances mentales constatées dans le travail, son environnement et son organisation. Les atteintes à la santé mentale présentent en apparence une causalité souvent plus diffuse associant des causes liées à l’exécution même du travail ou à l’organisation du travail et des causes en rapport avec ce que le droit appelle « la vie personnelle ». Dans cette forte dépendance entre situation de travail et vie personnelle, toutes les combinaisons sont possibles et peuvent rendre difficiles l’identification du risque vécu par les salariés et c’est donc bien le travail clinique des médecins du travail qui peut rendre possible cette identification.

Retour à la discussion collective

Dans un collectif professionnel, quand un travailleur donne à voir à ses pairs la façon dont il travaille, dont il « réaménage » la tâche prescrite, ce qu’il comprend d’une prescription en conformité avec ses règles professionnelles et ses valeurs éthiques, il crée les conditions d’une confiance réciproque. La mise en visibilité pour le collectif des éléments de l’activité de travail très concrets qui font dispute, pour les mettre en débat, permet l’évolution des organisations du travail dans un sens plus favorable à la santé. La perte de sens collectif aggrave potentiellement la situation des salariés privés du pouvoir-comprendre ce qui leur arrive. Il faut donc proposer de reconstruire ces espaces de discussions entre pairs dans le temps de travail. Ainsi peuvent être discutées, « mises en dispute », appropriées corporellement, de nouvelles règles professionnelles ou des savoir-faire de prudence.
Ce collectif offre à chacun un espace d’expression et de développement où il construit son « identité » et par là, sa santé.

CONCLUSION

Le développement de la clinique médicale du travail déployée principalement dans la consultation de médecine du travail, est aujourd’hui un instrument essentiel pour permettre au sujet de recouvrer son « pouvoir d’agir ». Mais beaucoup de travail entre pairs reste encore à accomplir pour cela.
Ce travail clinique individuel passe par la parole et repose sur la confiance dans la « capacité élaborative » des travailleurs à penser leur travail, à participer aux transformations des organisations du travail et à recomposer le vivre ensemble.
Le médecin du travail nourrit son diagnostic clinique du lien santé-travail du travail en s’appuyant sur cette clinique spécifique qui enrichit sa pratique. Il y adosse ses préconisations médicales dans l’intérêt exclusif de la santé du salarié, et en nourrit son action de prévention collective primaire ou de sauvegarde.
Ce travail médical en responsabilité pourra permettre que se déploie, en écho, sous des formes novatrices, une mise en délibération collective des difficultés de la contribution des sujets au travail. Ainsi, la médecine du travail contribuera à les rendre acteurs de la transformation du travail, en remettant le travail réel au centre de la discussion.

Mais nous vivons une époque paradoxale. La question collective, malgré son importance, apparait comme masque ou dérivatif, pour ne pas voir le « travail singulier » du sujet, les effets irréductiblement personnels du travailler ensemble. Le nouveau management isole, précarise les coopérations professionnelles, et pourtant il tente de reformer des comportements collectifs pour la coordination des tâches professionnelles.
Le médecin du travail, via la clinique médicale du travail, sait que le cœur de son activité professionnelle a pour soubassement l’accompagnement clinique individuel à la lumière des avancées de la clinique médicale du travail. Son dossier médical en porte trace. Il est maintenant légitime réglementairement qu’il en nourrisse des alertes médicales collectives.
Mais il lui en serait interdit d’argumenter son diagnostic médical individuel du lien entre un processus délétère et le travail, dans ses écrits à un confrère ou pour un salarié. Certains profitent de l’ambiguïté du droit sur le certificat médical, preuve juridique ou diagnostic plausible de lien pour les maladies professionnelles, pour « brider de façon vide de sens », les écrits médicaux du médecin du travail. Il serait illégitime de nommer le rôle du travail dans des processus délétères singuliers. Ici il ne faudrait référer qu’à des éléments objectifs ! Non, attestons de nos diagnostics médicaux en médecine du travail en cas de besoin pour « accompagner les salariés » dans leur prise en charge médicale ou sociale !
La profession de médecin du travail gagne de nouvelles lettres de noblesse en développant un champ immense et nécessaire, la clinique médicale du travail. Nous sommes au début de ce nouveau chemin. Malgré la crise démographique et organisationnelle de la médecine du travail, son avenir réel réside dans les perspectives et les devoirs qui y naissent. Ce ne sont pas des considérations juridiques de quelques-uns, vides de sens tout autant que l’aptitude eugénique, qui doivent nous empêcher de passer à l’écrit pour les dossiers médicaux, la rédaction de monographies ou des attestations de diagnostics médicaux des effets du travail pour la santé.
Et comme pour tout métier, les règles de la médecine du travail devront être discutées entre pairs. C’est de cela que nous sommes comptables et qui fonde notre présence aujourd’hui.

[1] En témoigne de façon spécifique l’ouvrage collectif : Souffrances et précarités au travail, Paroles de médecins du travail, Syros Paris 1994, 357 pages, qui rassemble de nombreuses monographies de clinique médicale du travail.

DEBATS

Q = Question ou réaction des participants
R = Réponse des intervenants ou de l’animateur de la table ronde

Q : Un point de détail : vous n’avez pas assez mis l’accent sur la question du « quand ça se passait bien », il me semble qu’elle ouvre directement sur notre devoir de conseil. Faire exprimer le salarié sur le « quand ça se passait bien » permet d’ouvrir des pistes sur les préconisations pour des actions de prévention. Très souvent quand un risque collectif apparait, nous avons obligation de le décrire et donner des solutions. Faire parler le salarié du « quand ça se passait bien », permet d’ouvrir des pistes d’action de ce point de vue la. Cette question rejoint une autre question qui est celle qui voit apparaitre de la souffrance en fonction de l’organisation du travail. Valeyre, chercheur de l’institut de l’emploi, démontre qu’il y a des degrés d’apparition de troubles psychiques en fonction des organisations. Il décrit quatre organisations de travail :
- Organisation simplifiée ou artisanale
- Organisation qualifiante ou apprenante
- Organisation taylorisée
- Organisation en « lean management »
Ces deux dernières étant les plus délétères. L’organisation en lean management qui est mise en exergue actuellement est extrêmement délétère car elle s’oppose à ce qui fait la richesse de la construction de la santé des salariés.
Pour la question de la tricherie dans la honte, vous traitez la question de la honte du coté du mal, mais une partie de la honte peut naitre de la tricherie cachée. Une partie de la honte peut naitre d’une tricherie ordinaire que l’on n’a pas la possibilité de faire valider par le collectif, alors qu’elle pourrait l’être. Il y a quelque chose de honteux à tricher alors que c’est parfaitement légitime !

R : Reconstruire de façon « inter-compréhensive » l’histoire professionnelle antérieure du travail et du « travailler » du sujet avec lui, est important pour lui permettre de se relever quand il est pris dans des mécanismes défensifs. La question de la honte qui serait dans les tricheries quand les règles professionnelles ne sont pas mises en délibération est une autre question. Pour ma part, je ne la nomme pas ainsi. Il y a certes une culpabilité délétère à devoir tricher avec les règles professionnelles pour pouvoir simplement faire son travail. Mais selon moi, la honte, c’est faire le mal, elle atteint aux valeurs morales et bloque alors la délibération sur le travail réel qu’on ne peut pas donner à voir à ses collègues de travail. La façon dont on triche, dont on « biaise » par rapport à des règles de travail inapplicables, doit venir dans le débat du collectif de travail pour être régulée, faire évoluer ainsi les règles professionnelles entre pairs, et aussi l’organisation du travail. Mais elle est subordonnée à la possibilité d’une confiance partagée entre pairs. Cela revient à devoir discuter des conditions et règles sociales et « pathiques » du « travailler ensemble ».

Q : J’ai été surpris par la crainte exprimée devant « la reformulation » : que craignez-vous de l’usage de cet outil de compréhension qu’est la reformulation ?

R : Le risque est de croire avoir compris, alors qu’on serait bloqué par une représentation a priori du problème. On peut partir sur une fausse hypothèse ! Il faut faire le vide de ses représentations et certitudes dans sa tête, dans le travail inter-compréhensif de la consultation. Mais lorsqu’on est en capacité de reformuler après un travail nourri par la « clinique médicale du travail, en utilisant une reformulation ouverte, et que le salarié peut rebondir sur cette reformulation, y prendre appui, la reformulation est un outil de validation de ce travail clinique. S’il ne s’y passe rien du côté du salarié, c’est qu’on s’est trompé ! Il faut être prudent dans l’usage de la reformulation pour ne pas induire, ni s’aveugler.

R : On s’est risqué dans l’écriture à aborder des éléments du coté de l’économie du désir, et dire comment dans la pratique clinique d’investigation du « travailler » en médecine du travail, on pouvait y provoquer une résonance entre les deux économies psychiques. Alors que nous investiguons le travail, on ne peut pas ignorer le fait que parfois, « l’intime » fait irruption dans la consultation de médecine du travail. Certains collègues, se défiant de pouvoir basculer sur une posture de psychiatre au regard de laquelle nous n’avons pas compétence, font l’impasse sur cette question et n’ouvrent pas la recherche de compréhension des effets de la résonance de l’économie du désir sur l’économie du travailler, avec ce que cela peut provoquer de délétère sur l’engagement subjectif dans le travail. D’autres médecins du travail dont je suis, ont décidé de prendre acte de cela, et d’éclairer éventuellement leur travail inter-compréhensif sur ce qui fait difficulté dans le travail, à l’aulne de cette résonance intrusive de l’intime qui s’invite dans la consultation de la médecine du travail, alors qu’on s’en défend professionnellement.
Notre interrogation professionnelle, c’est : est-ce qu’en voulant instruire la question de l’intime qui fait irruption dans le champ du travail, le clinicien ne risque pas de faire une intrusion risquée dans un champ où il n’a pas compétence à instruire ? L’expérience que l’on a chacun est variée, la mienne me permet de penser que cette question nous arrive cliniquement à un moment précis du récit de l’instruction clinique des difficultés du travail. Des éléments refoulés et très douloureux de l’économie affective surgissent à la conscience de la personne à ce moment-là. Ils sont alors totalement intriqués à la question du travail et font alors obstacle à la compréhension des difficultés du « travailler ». On cherche alors seulement à comprendre comment le sujet pourrait reprendre appui du côté de son travail, en se protégeant de la résonance sur le travail des séquelles délétères de l’économie intime. Il faut alors être prudent pour indiquer sans instruction par la clinique médicale du travail, ce qui relèverait d’un traitement soit par un spécialiste « psy », soit par des consultations de souffrance au travail. En repérant l’intrusion d’une économie dans l’autre, on peut parfois aider le salarié à avancer pour recouvrer son pouvoir d’agir sur le travail. Cette question du surgissement de l’intime nous a semblé importante car on n’a pas d’explication théorique à ça, si ce n’est qu’on l’a vécue. Ce n’est pas le hasard ; il y a un lien alors entre ce que ce salarié vit dans le travail et ce qu’il a vécu dans la sphère affective dans le passé. Et ce passif fait obstacle aujourd’hui à la construction de sa santé au travail.
Il faut essayer par nos discussions entre pairs de savoir avec quel appui théorique on peut parler de çà. Comment cela peut se discuter du point de vue du médecin du travail. C’est en cela que les monographies de clinique médicale du travail sont très utiles. Leur intérêt ici est de mettre en mots ce qui a fait difficulté dans notre travail clinique spécifique, pour élaborer entre pairs des conduites professionnelles. Notre objectif n’est pas l’orientation psychothérapeutique, mais de prendre en compte ce fait, pour pouvoir élaborer des préconisations médicales, éventuellement de sauvegarde de la santé au travail du sujet, du point de vue du métier de médecin du travail.

R : La question de la prise en compte des défenses professionnelles du salarié en difficulté a évolué dans notre métier. Nous avons un temps pensé que seules les enquêtes collectives de psychodynamique du travail pouvaient les aborder, parce que la régulation par le travail collectif sur les difficultés du travail, permettait en déplaçant les systèmes défensifs, de reconstruire des règles professionnelles au sein d’un collectif de travail.
Maintenant, on appréhende mieux le travail en clinique médicale du travail, face aux difficultés du « travailler » générées par les défenses contre la peur. On doit pouvoir proposer des abords du travail, non pas pour déconstruire ces défenses, mais pour mettre en relief les difficultés concrètes du travail qui génèrent la peur, en ancrant la réflexion sur la description de l’activité de travail concernée.
Du côté de la honte, c’est plus difficile car rien ne la donne à voir, sauf des trous dans le récit professionnel qui évoqueraient son existence. Quand on peut remonter l’histoire professionnelle du sujet au moment où il n’y avait pas de pratiques honteuses, quand le récit est alors fluide, que « l’on voit le salarié travailler », la comparaison avec la situation actuelle suscite l’interrogation. Le clinicien ne comprend pas. Des défenses psychiques font office de règles professionnelles, un clivage en secteur peut émerger. Il faut avoir à l’esprit les effets de la honte quand on voit des narrations qui ne sont plus fluides du tout, des récits incohérents ou incompréhensibles, sans émotion dans le travail. Le projet du médecin du travail n’est pas de déconstruire ou dévoiler ces défenses. Il est d’aborder alors le travail par ce qui fait très concrètement difficulté ou empêchement dans le travail, en approchant progressivement et de façon respectueuse les zones du travail impensable, sans stigmatiser des conduites incohérentes ou en écart avec les valeurs morales ou règles éthiques pourtant affichées par le salarié. On contourne l’obstacle de la honte pour mettre en travail des difficultés très concrètes au regard du « travailler collectif ». Il est risqué d’acculer les personnes malmenées par une honte impensable, car l’irruption de la haine peut libérer la pulsion de mort. A leur rythme, avec une compréhension renouvelée de ce qui fait concrètement difficulté dans leur travail pour eux, mais avec une ouverture aux difficultés d’autrui intégrant progressivement les rationalités sociales et pathiques qui émergeront du travail clinique, le salarié pourra peut-être trouver des issues à son rythme, renouvelant alors les ressorts de son pouvoir d’agir.

mise à jour 15-Nov-2014